Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

23/03/2007

LES DELICES DE LA VIE EN BOÎTE

Etre citoyen de la Zone Grise , c’est mener une vie qui ne ressemble à rien. Une vie en boîte, soluble dans la flotte la plus dégueulasse, un triste compte à rebours qui ne dure même pas le temps de parvenir à la retraite, cette sagesse du pauvre, ce repos de l'esclave consumériste. Une trajectoire humaine où tout est balisé d’avance, même la révolte, même les pires excès. L’autodestruction elle-même est programmée pour être recyclable bien avant qu’on y songe comme à un exutoire acceptable. Dans notre Matrice, les piles humaines ne roupillent même pas : elles se contentent de leur sort, les yeux grands ouvert sur le vide.

 

Vous pensez y échapper ? Un bon taff ? Une belle baraque ? Une grosse bagnole ? Une pouffiasse que toute la piste de danse vous envie ? Un taux d'intérêt relativement supportable ? Un train-train moëlleux entre potes de bureaux, progéniture quelconque et voisins supportables ? Vous êtes en plein dedans. La marginalité librement choisie ? La crasse des squats qui fleure meilleure à vos narines que le n°5 ? Jongler avec les canettes, les pavés et les déjections canines, sous l'oeil humide des bigots laïcs payés pour vous lustrer la béquille ? Pareil : vous y pataugez jusqu'aux yeux. La haine cosmique de ces deux options, la Résistance fièrement revendiquée, le tract et le slogan en perpétuelle érection ? Kif-kif. Pas plus universel, pas moins discriminant que l’impérialisme de la Grisaille. Elle sature l’air et brouille l’eau courante, il faut s’appeler Theodore Kaczynski pour espérer y échapper quelques années.

 

S'élever là-contre ? Un signe de faiblesse, un symptôme de sida social, contracté auprès de malades, d'inadaptés, de sociopathes. La manifestation la plus claire d'immaturité, d'absence de véritable virilité, la colonne vertébrale qui se liquéfie sous vous et qui  révèle au monde le gosse que vous n'avez jamais cessé d'être. Voilà ce que suscite chez le commun de nos prétendus semblables la manifestation de tout idéal de changement de cette humiliante situation. Se résoudre à la vie en  boîte, à la voie de garage, à la fermeture du tiroir de la morgue qui vous est attribué avant votre naissance, voilà la dernière noblesse que ce monde vous octroie et vous reconnaît. Ne pas vouloir s'y plier, c'est assimilé au refus d'accepter le cycle des saisons ou le besoin de manger pour rester vivant.

 

Le non-choix qu'il nous reste

 

Pour nous autres barjots irrécupérables, il ne s'agit pas de refuser la part d'efforts, de souffrances, de sacrifices et de désillusion qui nous incombe. Il s'agit de laisser sortir de nous cette haine instinctive de la médiocrité, de la grisaille, de la boue qu'on ne peut pas se résoudre à avaler du simple fait que les experts agréés l'appellent « chocolat froid ». Nos anciens n'ont pas eu la vie facile, eux non plus. Et ce n'est pas la vie facile que nous demandons. Bien au contraire. C'est la mort de tout défi, de toute possibilité de conquête, de toute folie assumée jusque dans ses plus extrêmes conséquences, que nous pleurons, en camouflant notre chagrin sous la rage et les secousses du dégoût.

 

La limite que peut se poser l'homme moderne, celle qu'il doit s'efforcer de dépasser, celle contre laquelle on attend qu'il lutte jusqu'au moment de la retraite (1), cette limite, c'est celle qui établit la frontière entre ce que nous pouvons encaisser et ce que nous ne pouvons plus supporter en matière de  renoncement, d'humiliation, de contrition, de reniement de nous-mêmes, d'avortement de nos propres rêves, de rationalisation cynique de nos besoins les plus irrationnels, de prostitution qu'un animal ne pourrait pas commettre même pour sauver sa vie. Tel est le seul extrême qui nous est concédé dans un océan de médiocrité tiédasse, soporifique, décourageante, avachissante.

Nous ne renâclons pas devant l'effort. Nous nous révoltons face à la promesse d'un monde plus chiant, plus mort, plus vieux, plus gris, plus désespérant, comme seule récompense de ces efforts librement consentis.

Nous n'avons pas peur de la souffrance, mais de l'inutilité absolue et ridicule de la douleur que nous  acceptons de porter en nous. Nous n'avons pas peur du sacrifice, mais du grotesque qui entache tout sacrifice réalisé en vain, pour  ne pas même réussir à échapper à un sort qu'on nous promet à tous pareil, quels que soient nos luttes pour y échapper.

Nous n'avons pas peur de la mort, si tant est qu’on puisse l’imaginer avant d’y être confronté ; nous sommes terrorisés par la lente et atroce agonie dans un emballage aseptisé, dans un  cercueil multifonction, dans un dévaloir où passeront après nous des générations entières dont on ne retiendra peut-être que leur aptitude à « faire le chiffre » à la fin du mois.

Rien à vaincre, donc vaincu 

Ce n'est pas même une grandeur illusoire que nous demandons, mais simplement l'occasion de mesurer notre taille à l'aune de la civilisation, l'occasion de pouvoir nous battre avec nous-même, avec ce qu'il y a de meilleur et de plus vivant en nous-mêmes, et non pas contre nos instincts les plus bas, les plus dégoûtants, les plus abjectement vulgaires. Nous demandons l'occasion de ne pas laisser pour seule trace une ligne sur un tableau de statistiques. Autant disparaître dans une flamme qui ne  laissera aucune trace tangible une fois le bruit étouffé et la fumée dissipée.

La médiocrité en soi ? Pas un problème. La  plupart d'entre nous naissent moyen, dans des familles avec des problèmes ordinaires, suivent un parcours classique, font des études normales, se trouvent des jobs plan-plan, ont des copines sans rien d'exceptionnel, se cuitent simplement de loin en loin. A quoi bon se révolter contre la médiocrité si elle est inscrite dans nos gènes et dans notre environnement social ? On peut être con et heureux, là n'est pas le problème.

Le problème réside dans un modèle de société qui nous  condamne tous à être plus cons que nous ne le sommes à la base. Qui nous mène au hangar à minables quelles que soient nos aptitudes originelles. Qui nous transforme en bétail même si nous sommes nés prédateurs. Et qui se paie en plus le luxe et l'obscénité suprêmes d'ériger en modèle universel cette ingénierie de la médiocrité, du peut-mieux-faire. Comme si l'eau plate devait obligatoirement avoir un goût de merde. Comme si la simplicité était devenu un synonyme de dégueulasserie supportable.

(1) Joli mot, ça, « Retraite » ; encore un terme militaire qu'on a banalisé, reconnaissant implicitement le monde du travail comme une guerre totale de tous contre tous pour obtenir le droit à la même portion prédigérée de faux bonheur et de mauvais sommeil

Les commentaires sont fermés.