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11/11/2012

ITINERAIRE D'UN PARFAIT SALAUD - Souvenirs non ouacistes, vol.4

Je ne crois pas avoir ressenti les transes glacées de la Honte Blanche avant l'adolescence. Mais le travail de culpabilisation s'était fait bien en amont.

Premier souvenir directement lié : je dois avoir huit ans, peut-être moins. Refus de terminer mon assiette, dont le contenu me déplaît. Négociations familiales. Mère perd patience et me fourre sous le nez une pleine page A4 d'un magazine en couleur, L'Illustré je présume. S'y étale, de dos, la silhouette horrible d'un gamin Noir sur fond de désert beige. Les bras sont des allumettes. Son cul un cratère abominable. Ses jambes de vieux ceps carbonisés. Mange, il y en a qui ne mangent rien, là-bas, en Afrique. L'atroce vision me coupe l'appétit. Je vide mon assiette, me gavant avec terreur et dégoût.

* * *

Je ne serai pas exposé à spectacle comparable avant mon premier vaccin holocaustique - procédé consistant à inoculer de l'horreur à des gosses sous prétexte de prévenir des massacres commis par les arrière-grand-parents d'autres gosses, ailleurs, loin, en un temps où tout était en noir et blanc.

Lettrés, gauchistes modérés, mes parents ont dû se charger des premières injections, parce que je débarque à mon cours d'histoire ad hoc psychologiquement préparé à ce qui nous attend. Le prof, un sale con moustachu, malingre, adepte de la discipline par l'intimidation, n'a pas la même attitude sèche et cassante que d'habitude. Il affiche une sorte de retenue crispée, comme s'il voulait, pour une fois ! se mettre en retrait derrière son sujet. Il ne ménage pas ses efforts pour nous mettre dans l'ambiance ; ses effets sont sobres, mais l'intention théâtrale est évidente. Nous allons perdre un hymen mental dont nous ne soupçonnions carrément pas l'existence. Ce qui va suivre est très dur, les images sont choquantes, ceux qui veulent sortir le peuvent.

A la base, je ne veux pas sortir. Je veux voir les images horribles. Curiosité morbide. Défi de se mesurer à l'abominable. Candide se demande ce qui peut bien être si immonde. Défilent des images sans couleur de corps empilés, muscles et poils disparus. Bulldozers poussant une mêlée de bras, de jambes et de crânes dans des fosses géométriques. Silence dans la classe. Le choc esthétique est conséquent, mais je ne ressens pas la même violence que face au petit Africain décharné. La distance du noir et blanc, peut-être, qui rend tout irréel, partie d'un autre monde, singeant le nôtre. Le spectacle est dur, mais pas insoutenable.

Seulement je sens immédiatement que je ne peux pas rester assis. On a le droit de sortir ? Alors je vais sortir. Je dois montrer que je suis conscient de la dimension abjecte de ce qu'on nous montre. En sortant, je mets en scène cette conscience, je l'applique concrètement. Quelque part, je me désolidarise des gens qui ont commis ces massacres. Je suis encore loin, trèèèès loin d'en endosser ma part de responsabilité morale, parce qu'on ne m'a pas encore expliqué clairement que j'étais membre de la tribu des Exploiteurs-Esclavagistes-Genocideurs. Mais on n'aura pas besoin de trop insister : je suis déjà très réceptif à la culpabilité collective.

En me levant et en sortant - je suis le seul à le faire - j'éprouve quelque chose qu'il me faudra des années pour cerner. J'accomplis un acte juste. Je me porte volontaire pour une mission que je ne comprends pas, mais de la plus haute importance. Je m'engage. Je me désigne comme membre du camp du Bien. Normalement, n'auraient dû sortir que ceux qui ne pouvaient pas encaisser physiquement ces images projetées. En prenant la porte, je surjoue délibérément ma sensibilité, je mens, je me fous de la gueule du monde, mais c'estdans une excellente intention, c'est pour montrer à mes contemporains la Voie Juste, pour les inciter à la suivre. 

Les années qui suivront, je verrai des dizaines, des centaines d'intellectuels faire pareil dans des situations similaires. Il faut normalement une puissante odeur d'excrément, de vomi, de viande pourrie pour provoquer des vomissements. Mais les intellectuels du camp du Bien affectent d'avoir la nausée confrontés à des idées ou comportements ouacistes. La sensibilité de leur estomac, la délicatesse de leur odorat, sont des signes extérieurs de leur supériorité morale - comme des sommeliers capables de déceler dans un grand vin des nuances trop subtiles pour le dégustateur bourrin.

Ne pas pouvoir encaisser les aspects les plus déplaisants de l'existence est un signe que l'on est apte à donner des leçons de vie à n'importe qui de moins sensible. Ne pas pouvoir écouter un gag tendancieux démontre qu'on a un vrai sens de l'humour. Le pote d'un pote d'un pote d'un pote passe une cassette - sait-on seulement encore de quoi je cause - de chansons oï au cours de la soirée ? S'offusquer, tousser, gueuler : c'est ce que font les provocateurs, ceux qui ne reculent devant rien, ceux qui n'ont aucune limite, ceux qui savent comment et pourquoi l'on bouscule les conventions. Ca paraît contradictoire ? Ceux qui soulignent la prétendue contradiction sont des fascistes à mettre en quarantaine.

 

* * *


Cette attitude snobinarde, arrogante, sera la mienne pendant presque dix ans. 

 

Ce que les Inconnus caricaturent en 1989, c'est moi pendant une bonne moitié des années nonante, à tenter d'extorquer aux gens de ma classe des signatures pour des pétitions d'Amnesty International, dont j'ignore tout des bénéficiaires - mais pas grave ! C'est Amnesty, donc c'est sérieusement documenté, donc c'est de gauche, donc c'est moral.

Tout doit être évalué sous l'angle moral, et les détenteurs de la seule vraie moralité sont les gens du parti socialiste, du POP et de tous les groupuscules qui gravitent autour. Ils dégagent un enivrant parfum de subversion ET de justice, cocktail radical, l'équivalent du GHB sur l'esprit d'un ado curieux et énervé, qui le rend ouvert à toutes les manipulations.

Brave petit soldat se lance donc dans son imbécile, stérile et ridicule croisade personnelle pour moraliser son coin de canton de Vaud. Le ouacisme, c'est très important, il faut en parler tout le temps, être très vigilant, parce que sinon, c'est bulldozers, bras et crânes, trous rectangulaires. Ces images hantent toujours un coin de mon esprit. Elles et celles de l'esclavage des Noirs par les Blancs, bien sûr - moins violentes, moins omniprésentes, il faut faire un effort personnel de conscience et d'engagement pour bien d'imprégner de cette horreur-là, quelques grades inférieures à Ochouitze quand même...

Deux déménagements + un échec = trois collèges et quatre classes différentes. Dans chacune d'elles j'ai eu droit au Journal d'Anne Frank, lu, commenté et dûment hydraté à la glande lacrymale. Dont une fois en pièce de théâtre. Sur scène, c'est le moment où la famille Frank fête Hanoucca dans son cagibi secret. L'actrice du rôle titre s'immerge tant dans son personnage qu'elle verse des larmes. Ca ricane dans la salle. Odieux manque de respect. Scandale professoral, que je partage complètement. Comment peut-on ! Mais par contre, durant tout ce temps, exlavage, pas de masses de bouquins et d'étude sur le sujet... Il faudra encore quelques années pour qu'Amistad vienne corriger tout ça (La liste de Schindler était prioritaire).

Donc il ne faut pas se priver de combler soi-même ces lacunes de l'enseignement. En attirant par exemple l'attention sur le triste sort des Nouares en Europe, parmi nous autres salauds de leucodermes au pire hostiles, au mieux indifférents. Comment on fait ? Fastoche : quand on croise, dans les rayons d'un supermarché, un bronzé du service d'entretien en train de nettoyer quelque dégât sous l'oeil d'un chef pâle, afficher un sourire goguenard et prendre un ton désabusé pour dire quelque chose du genre : "Ah putain, c'est pas fini, l'esclavage". Surtout adopter un langage corporel qui montre bien que, nous, on est attentif à ce genre de détails, qui révèlent un profond malaise et une grave hypocrisie de la société occidentale prétendument libre et antiouaciste.

Traquer le détail qui tue partout. Par exemple : c'est bien choli d'être fan de Guns'N'Roses, mais avant de débourser cette énorme somme de trente balles pour un cédé, autant jeter un oeil à la pochette, hein ? Pour bien lire toutes les paroles, des fois qu'y aurait un  truc ouaciste dedans ! C'est qu'on s'est tenu au courant ! C'est qu'on sait que dans One in a million, y a les paroles qui disent "Police and niggers - that's right - get out of my way", et ça, Duchesse, c'est juste pas possible ! Alors tu imagines la satisfation, le soulagement intense, en étudiant ladite pochette, de découvrir, vautré parmi les chevelus pâlichons du line-up, une espèce de truc frisotté beige très clair qui, manifestement, peut officiellement passer pour pas-blanc ! Preuve indiscutable que le groupe n'est pas ouaciste ! On peut y aller, bonheur, allégresse et rockènerole. Ne pas oublier de faire passer un tel test à tous les alboumes qu'on aura le fric de se payer : faut qu'ils aient quelque part un sigle, un logo, un lyric, quelque chose qui montre clairement que le groupe est antiouaciste.

Est bon, lucide, intelligent, fréquentable, imitable, admirable, quiconque comprend la nécessité de veiller à la vigilance antiouaciste. Quiconque la nie, la minismie, relativise, s'en fout, rigole, s'intéresse à autre chose, est une andouille, un connard, un danger, un douteux, un nauséabond.

Les lignes sont claires. La mission limpide. Son confort moral superbe : faire chier, mettre aux gens le nez dans leur propre merde et en sortir plus moral qu'eux, plus social, plus conscientisé, plus exemplaire.

Ca aurait pu durer une vie. Ca aurait durer une vie. Et puis la jolie et absurde mécanique s'est pris quelques grains de sable dans les rouages.

A suivre...

21/10/2012

ITINERAIRE D'UN PARFAIT SALAUD - Souvenirs non ouacistes, vol.3

Adolescence. Nouveau déménagement. Nouveau collège. Assez stupidement, je me suis battu pour pouvoir terminer ma scolarité obligatoire dans l'ancien, à des dizaines de bornes, où je n'ai aucun ami et où je suis fâché avec pas mal de profs. Persévérance dans l'erreur et l'ennui, va comprendre.

Dans le train, j'écoute la radio pour suivre en direct la première guerre du Golfe. La chose me fascine. L'histoire est simple, assez belle : une grande dictature envahit un petit pays voisin, qu'on imagine sympathique puisque petit. Les Américains, qui sauvent la paix dans le monde depuis un demi-siècle et ont donc l'habitude, interviennent. La grande dictature s'en prend plein la face. La télé diffuse des images en vision nocturnes, noires et vertes fluos. Des colonnes de fumées opaques s'élèvent des puits de pétrole en flammes. Tout ça est très esthétique. Iron Maiden compose Afraid to shoot strangers sur le thème.

Des histoires horrifiques circulent. L'Irak est un pays foutrement dangereux, Saddam un putain de cinglé génocidaire. Il va, par exemple, balancer du gaz asphyxiant sur l'Europe, un beau gaz bien vert et bien visible. Ceux qui n'en claqueront pas mettont leur masque, et là paf ! ce salaud rajoute un gaz vomitif inodore et incolore : les survivants crèveront dans leur gerbe. Terreur. Le petit supermarché de la plus grosse bourgade est pris d'assaut, les gens stockent du sucre et de la farine. C'est la guerre jusque dans la cambrousse vaudoise. De l'autre côté de la flaque, l'Amérique aussi est en état de siège. Poison Idea annule sa tournée par trouille des détournements ou destruction d'avions.

Un matin, pas très réveillé, je suis si concentré sur les infos que je m'assieds au hasard dans le train, et me prends une prune pour défaut de billet première classe. Tout ça pour que dalle. En complète dégringolade dans pratiquement toutes les matières, j'échoue aux examens finaux. Il va falloir redoubler dans mon nouveau bled. Je passe du Gros-de-Vaud à la banlieue lausannoise.

Première rencontre avec la Diversité. Il y a de tout, mais surtout des Italiens, des Portugais, des Espagnols. Des Turcs aussi. Quelques visages très foncés. Beaucoup écoutent ce rap qui semble débarquer fraîchement sous nos latitudes. Sa laideur, sa stupidité, son étrangeté me heurtent, hostilité radicale dès les premières écoutes. Sont-ils des cons pour s'enfourner une telle chiasse dans les oreilles ? Pas vraiment. Quelque chose me dit que je ne peux pas vraiment les comprendre, on n'est pas exactement pareils, c'est leur truc, on s'en fout. Je retourne à Maiden, seul à écouter ce genre de choses.

O. est espaga, noireaud, poilu, déconneur, grand connaisseur en porno, grand fan de ce qu'on n'appelle pas encore hip-hop. Ce jour-là, il tire un peu la gueule. Je demande pourquoi. L'air profondément lassé, il m'explique une histoire de permis à renouveler, pour lui et toute sa famille. Què permis ? Je n'ai pas besoin de cette connerie, moi, comment se fait-ce ?

Pourquoi le gouvernement et la bureaucratie font-ils chier O. avec de la paperasse ? Je n'y vois que tracasserie administrative, mesure vexatoire. Il ne faut pas emmerder les gens "juste" à cause de leur nationalité, c'est n'importe quoi. Si je connaissais le terme, je parlerais de discrimination, avec dans la voix un mélange ostensible de dégoût, d'agacement et d'incompréhension vertueuse. Il y a quelque chose de pourri au royaume d'Helvétie.

A cette époque, pas du tout politisé, du moins consciemment, j'ai déjà assimilé l'idée que nous sommes dirigés par des gens tristes, gris, sécuritaires, de droite, qui se plaisent à persécuter les étrangers par ce genre de lâche et futile biais. Je ne sais pas d'où je sais ça. C'est simplement une évidence : les puisants sont riches, xénophobes, droitards, ils ont une vie de merde qu'ils occupent à emmerder les immigrés.

Quand éclate l'affaire des fiches, cette conviction n'est que renforcée. Quand Ruth Dreyuss débarque au Conseil fédéral - évidemment une grande et belle nouvelle - je blague sur les autres Sages qui doivent se retenir de la traiter comme une secrétaire et lui demander d'apporter des cafés. Ces vieux machos, comme ça doit les faire chier ! C'est bien fait.

Un an plus tôt, des gonzesses organisent une "Grève des Femmes". Nos parents, braves intellos gauchistes, y entraînent toute la famille. Souvenirs confus de l'événement. Beaucoup de parlote. Des sketches aussi, peut-être. Je gueule, ravi, des slogans dont le sens m'échappe : ça semble être monstre provocateur, et en même temps très juste, légitime, moral, cocktail jouissif pour le gosse qui prend ses repères dans la société, pétri de ce bon vieux paradoxe d'être le primus inter pares.

Père fait quand même une remarque amusée sur le fait qu'il y a, dans l'assemblée, beaucoup de dames qui aiment manifestement les dames. Mère n'aime pas, fait une remarque aigre sur ce genre d'observation, manifestement "déplacée". Là non plus, je ne pige pas. A quoi voit-il ça ? En quoi est-ce important ? N'empêche que la chose me travaille, c'est un détail qui vient un peu gâcher cette fête infantile. J'aimerais ne pas avoir connaissance de ce fait. J'aimerais que nous soyons tous réunis, entre gens de bonne volonté, par une noble cause, et pas pour des histoires de cul plus ou moins glauques.

C'est encore l'époque où je sais qu'en tant que mec, je dois faire des efforts envers les gonzesses, et qu'en tant que Suisse, je dois être coulant avec les étrangers. Nos dirigeants sont de tristes enflûres, mais dans l'ensemble, notre société va bien, quelques broutilles à corriger, scories du passé destinées à la poubelle, qui traînent encore là par la paresse ou l'incompétence d'une minorité. On ne m'a pas encore expliqué que les choses sont beaucoup plus graves que ça, que cette niaiserie souriante est très insuffisante, qu'il n'y a pas "quelque chose de pourri", que tout est pourri, et que c'est la faute aux gens qui ont ma gueule. Avant seize ans, tout ça sera devenu très clair. Entre la fin du collège et le début des études secondaires, les doses de Honte Blanche administrées vont être massives.

A suivre

04/10/2012

ITINERAIRE D'UN PARFAIT SALAUD - SOUVENIRS NON-OUACISTES, chap. II

Collège. Gros-de-Vaud. J'y débarque, d'un trop petit village pour être citadin et trop grand pour être encore campagnard. Ne m'y ferai pas vraiment de potes: mieux vaut être né sur place et avoir grandi avec les mêmes types depuis treize ans pour espérer faire partie d'un cercle quelconque. Et puis, ce n'est pas comme si j'avais le contact facile et un grand amour des humains. Une période d'ennui racornissant, imbécile et stérile, sans grande douleur ni grande joie. On se familiarise avec la Zone Grise.

Population allogène : 1% ? Même pas. L'accent vaudois est épais, les expressions pur terroir omniprésentes - ou bien ? Un bronzé très bronzé, au prénom biblique. Problèmes de discipline à répétition. Peut-être aussi peu de potes que moi. Drôle de dégaine. Persécuté, mis de côté, ouacistisé ? Pas vraiment. Chacun prend acte de sa Diversité, qu'il ne viendrait à personne l'idée biscornue d'ainsi baptiser. Le type est bizarre, mais tant qu'il ne fait chier personne... D'ailleurs, même s'il fait chier tout le monde...

* * *

Soirée de classe chez l'un d'entre nous. Ma première bière, peut-être, une Tuborg, que je descends en une heure en grimaçant de déplaisir. Tout le monde sirote un peu, ambiance crispée d'une assemblée de gamins très anxieux de montrer qu'ils s'amusent et qu'ils sont décontractés. Notre exotique est là, lui aussi, qui picole comme un furieux. Le voilà qui rejoint un petit groupe assis sur le canapé, s'assied à côté d'une demoiselle, l'oeil vitreux. Pose doucement sa tête sur son épaule. Approche de drague muette et sans ambigüité ? Niet. Il lui dégueule dessus.

Emeute. Piaillements. Odeurs. Différent s'étale par terre, il ne bouge plus. Le terme effrayant de "coma éthylique" circule de murmure en murmure. Aucun adulte parmi nous pour gérer la situation. Putain, on fait quoi ? A quatre, nous embarquons le cadavre, qui semble peser un quintal malgré sa chétive charpente. Il finira dans la baignoire, arrosé de flotte. Seul à ne pas être trop incommodé par les effluves, je me tape le nettoyage du cuir.

Si personne ne s'attendait à un tel épisode, personne n'a été surpris que ça lui arrive à lui. Sans qu'on puisse mettre de tels mots sur notre conviction, le type allait visiblement mal, cherchait la merde, pratiquait l'autodestruction avec constance. Son décalage esthétique avec nous collait avec ce mal-être viscéral. C'était comme ça. Ni scandale, ni pitié, ni moqueries excessives. Différent était différent, se comportait différemment de nous. Constat. Affaire classée. Un Politkommissar contemporain y verra un concentré de haine ouaciale. Aucune haine en nous pourtant. On l'aurait laissé crever dans sa gerbe, autrement, non ?

* * *

Cette acceptation animale, décontractée, souriante de la Diversitude, et le réflexe viscéral de nous en tenir à distance, faisait surface à chacune de nos rencontres avec elle. Nous apprenons qu'il existe un pays plein de Noirs qui s'appelle Burkina Faso - pourquoi deux noms pour un seul pays ? -, qu'on y crève la dalle, qu'on y a besoin de sous pour construire des puits et des écoles. Fort bien. Nous serons donc mis à contribution. Il faut récolter du pognon par diverses actions. Nous nous acquittons de la chose avec la même mauvaise grâce paresseuse que n'importe quelle obligation scolaire. L'Afrique, c'est loin. C'est différent. Ca ne nous inspire aucun sentiment, ni bon ni mauvais. Nous n'avons aucune raison d'imaginer ses habitants plus sales, cons ou violents que les gens du village d'à-côté. On s'en fout joyeusement, c'est tout.

Cette joie innocente, brutale, sans malignité aucune, elle se manifeste en nous par des traits d'humour idiots. Quand débarque une délégation d'Africains venus récupérer nos pauvres picaillons, les plus comiques d'entre nous déclenchent l'hilarité générale en disant que ça ne leur paiera même pas le billet de retour. Ce n'est pas leur ethnie qui nous fait pouffer, c'est leur pauvreté, le décalage manifeste de leur quotidien avec le nôtre, puisqu'ils viennent solliciter notre aide, à nous, gamins dont la fortune hebdomadaire doit correspondre à celle d'une de leur cases.

Nous ne leur lançons pas des bananes, nous ne poussons pas des cris de singes, nous ricanons comme des boutonneux, puis repensons très rapidement au cul des filles, au coca, aux films violents qu'on n'a pas le droit d'aller voir seuls, aux dernières nouveautés en matière de jeu électronique. Discrets dans la raillerie, nous ne nous faisons pas sermonner par le corps enseignant. Nous ne pensons donc pas à mal, ni n'avons l'impression d'être d'ignobles dégueulasses colonialistes.

Pas encore. Question de temps.                                                A suivre.

* * *

 

17/09/2012

ITINERAIRE D'UN PARFAIT SALAUD - SOUVENIRS NON-OUACISTES, chap. I

Moi qui vous cause, je vous l'affirme : je ne suis PAS né ouaciste.

J'aimerais pouvoir le revendiquer, me la péter plus-méchant-que-nature.

Vaine provoque.

Ce qui suit n'est pas proposé à votre oeil circonspect et oisif à titre de dossier à décharge, mais comme pure documentation pour des jours meilleurs ou une civilisation moins morte.

Humeur sous-proustienne.

Démerdez-vous.

* * *

J'étais un gosse discret, serviable, timide, patient, effrayé de déplaire à quiconque, rigoureusement infoutu de rejeter quiconque pour sa seule apparence hors-normes. La simple réalisation d'une différence physique manifeste se faisait toute seule, un donné sans conséquences, comme on constate que Papa n'a pas exactement la même gueule que Maman, en ne trouvant ça ni bien ni mal - c'est comme ça.

Je confesse - puisque je suis coupable de naissance - que les allogènes de mon entourage me semblaient plutôt laids. Ils avaient une drôle de tronche, ils ne faisaient pas exprès, à la limite on se sentait plutôt poussé à les prendre en pitié, à être avec eux plus patients et compréhensifs qu'avec les belles gueules, à qui tout réussissait et qu'on enviait, dont on cherchait l'amitié, qu'on voulait être.

Mais les trouver intrinsèquement plus cons, plus désagréables, plus détestables que la moyenne ? Niet.

Pas même besoin de se l'interdire : ça se jugeait sur pièces, au cas par cas. File-moi un bonbec ou de quoi recopier les devoirs du jour et tu fais partie d'un des cercles du clan. Tu restes bizarre mais cette bizarrerie est un fait, on l'intègre et on continue à vivre. De notre côté, on ne te fait pas chier gratuitement et tout roule tout seul. C'est ce qu'on nous demande, ce qu'on nous enseigne à la maison: n'emmerde pas si tu ne veux pas être emmerdé.

C'était ça, être bien élevé, être civilisé, être cool.

* * *

Le gosse que personne ne criminalise agit ainsi par nature. Toute différence, ethnique, religieuse, nationale, sexuelle, est enregistrée comme une information neutre et incluse dans le corpus qui nous permet d'appréhender notre coin de planète. Au point qu'une fois qu'elle a sa place dans notre bibliothèque mentale, elle ne représente plus rien si on la laisse tranquille et qu'on n'exige pas de nous qu'on la traite en permanence avec plus de  sensibilité que les autres.

Voilà comment on en vient, sans se renier, sans s'excuser de crimes imaginaires, sans faire de l'Autre un déchet ni un dieu, à le rencontrer avec calme et décontraction.

Jimi Hendrix n'est pas un négroïde bizarre fringué comme un pouilleux : c'est un gratteux étourdissant d'inventivité et de rage canalisée, qui vous pousse à claquer tout votre maigre blé pour vous payer une six-cordes pourrave dans l'espoir de l'imiter. La gamine mi-noire mi-jaune adoptée par vos voisins n'est pas que sa dégaine excentrique : elle est la fille qui joue mieux que vous aux fléchettes. Cette silhouette anonyme à l'épiderme très très noir, avec des cheveux qui ressemblent à des cordes tressées, ce n'est pas un être fondamentalement infréquentable avec qui vous ne voulez rien avoir en commun, c'est un être femelle qui vous fait des drôles de sensations dans le ventre, quand elle vous invite sans un mot pour votre premier slow. Vous restez bien entendu amoureux fou de la petite blonde rigolote du chemin du Raisin mais,bizarrerie ou non, ça remue quand même là en-bas.

* * *


Vous vivez des choses-là sans penser à rien, jusqu'au jour où vous faites connaissance avec la culpabilisation outrancière et la Honte Blanche. Le jour où on vous la carre brutalement dans la gorge et le coeur, sans vous demander votre avis.

C'est là que vous réalisez qu'effectivement, c'est une blonde qui vous donne envie de faire des trucs qui vous foutent la honte devant les copains. Que lesdits copains ont une tendance au coup de soleil similaire à la vôtre. Qu'à la maison il n'y a qu'un seul accent et un seul dialecte. Que l'écrasante majorité de vos héros, réels ou imaginaires, ont une gueule qui vous évoque le mot "normal". Que le monde se divise paisiblement entre la catégorie des "Nous" et des "Autres", tous aisément identifiables à la gueule qu'ils ont et qu'ils tirent.

Et que tout cela, à entendre les gens qui vous éduquent, les gens qui voudraient vous servir de modèle, payés pour vous donner des leçons de Citoyennitude, est plutôt embarrassant.

A suivre.