25/05/2007
LE PIRE, C'EST DE PARTICIPER
Toutes les études récentes sur le travail témoignent de son changement de nature. Alors que le travailleur des années 1960 connaît un ennemi, le patron, sur lequel il peut tranquillement cristalliser sa haine ou son envie (tranquillement, parce qu'au fond, il sait bien qu'il n'arrivera jamais à le détrôner), le nouveau travailleur a pour pire ennemi son voisin de bureau. Concurrence signifie "courir ensemble". Regardez-les courir tous ensemble pour offrir leur travail et leur sueur à celui qui n'est plus leur ennemi mais leur bienfaiteur ! Compétition signifie "quémander ensemble". Eh bien, ils quémandent tous, une émission supplémentaire, une heure supplémentaire, un euro supplémentaire, une minute de passage à la télé supplémentaire. Ils sont dans la division et la dispute. Autrement dit, ils sont dans l'Enfer, car la "division" (diabolos) et la "dispute" sont les apanages du Diable. Les travailleurs doivent s'impliquer, coopérer, on leur demande leur avis et on leur cède même une action ou deux pour leur donner l'illusion d'être propriétaires.
Certes, ils produisent. Mais quoi ? Des nuisances essentiellement. L'activité économique est devenue une immense accumulation de nuisances et le monde, un vaste dépotoir. Mais ce n'est même plus un combat pour quelque chose, c'est le combat pour le combat. Le combat lui-même est devenu marchandise et spectacle : peu importe ce que racontent les hommes politiques, mais vivement qu'ils s'étripent sous nos yeux, pour n'importe quelle raison, vraie ou fausse.(...) Qu'importe le vin, pourvu qu'on ait le flacon : et chacun de se précipiter sur la bouteille. Et pour trinquer, ils trinquent, les pauvres ! Bien entendu, les nantis, les protégés, ceux qui sont hors concurrence, les barons des médias et les chefs d'entreprise en appellent à lutter contre les privilèges du travail et la mise en concurrence de ce qui ne l'était pas. La guerre est belle pour ceux qui ne la font pas.
"La concurrence est le moteur d'une histoire dépourvue de sens", ajoute Philippe Thureau-Dangin, qui reprend à son compte la phrase de Pierre de Coubertin : "L'essentiel est de participer". Non : le pire est de participer. L'essentiel, c'est de ne pas participer, de ne pas se faire cannibaliser, de ne pas courir avec les autres petits hamsters dans la roue qui tourne sans avancer. Nous courons tous, mais nous ne savons pas où nous allons, et la justification de notre course est simplement de courir.
Bernard Maris, Antimanuel d'Economie, tome 2 : Les Cigales, Editions Bréal, 2006
16:50 Publié dans La Zone Grise | Lien permanent | Commentaires (0)
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