Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

11/11/2012

ITINERAIRE D'UN PARFAIT SALAUD - Souvenirs non ouacistes, vol.4

Je ne crois pas avoir ressenti les transes glacées de la Honte Blanche avant l'adolescence. Mais le travail de culpabilisation s'était fait bien en amont.

Premier souvenir directement lié : je dois avoir huit ans, peut-être moins. Refus de terminer mon assiette, dont le contenu me déplaît. Négociations familiales. Mère perd patience et me fourre sous le nez une pleine page A4 d'un magazine en couleur, L'Illustré je présume. S'y étale, de dos, la silhouette horrible d'un gamin Noir sur fond de désert beige. Les bras sont des allumettes. Son cul un cratère abominable. Ses jambes de vieux ceps carbonisés. Mange, il y en a qui ne mangent rien, là-bas, en Afrique. L'atroce vision me coupe l'appétit. Je vide mon assiette, me gavant avec terreur et dégoût.

* * *

Je ne serai pas exposé à spectacle comparable avant mon premier vaccin holocaustique - procédé consistant à inoculer de l'horreur à des gosses sous prétexte de prévenir des massacres commis par les arrière-grand-parents d'autres gosses, ailleurs, loin, en un temps où tout était en noir et blanc.

Lettrés, gauchistes modérés, mes parents ont dû se charger des premières injections, parce que je débarque à mon cours d'histoire ad hoc psychologiquement préparé à ce qui nous attend. Le prof, un sale con moustachu, malingre, adepte de la discipline par l'intimidation, n'a pas la même attitude sèche et cassante que d'habitude. Il affiche une sorte de retenue crispée, comme s'il voulait, pour une fois ! se mettre en retrait derrière son sujet. Il ne ménage pas ses efforts pour nous mettre dans l'ambiance ; ses effets sont sobres, mais l'intention théâtrale est évidente. Nous allons perdre un hymen mental dont nous ne soupçonnions carrément pas l'existence. Ce qui va suivre est très dur, les images sont choquantes, ceux qui veulent sortir le peuvent.

A la base, je ne veux pas sortir. Je veux voir les images horribles. Curiosité morbide. Défi de se mesurer à l'abominable. Candide se demande ce qui peut bien être si immonde. Défilent des images sans couleur de corps empilés, muscles et poils disparus. Bulldozers poussant une mêlée de bras, de jambes et de crânes dans des fosses géométriques. Silence dans la classe. Le choc esthétique est conséquent, mais je ne ressens pas la même violence que face au petit Africain décharné. La distance du noir et blanc, peut-être, qui rend tout irréel, partie d'un autre monde, singeant le nôtre. Le spectacle est dur, mais pas insoutenable.

Seulement je sens immédiatement que je ne peux pas rester assis. On a le droit de sortir ? Alors je vais sortir. Je dois montrer que je suis conscient de la dimension abjecte de ce qu'on nous montre. En sortant, je mets en scène cette conscience, je l'applique concrètement. Quelque part, je me désolidarise des gens qui ont commis ces massacres. Je suis encore loin, trèèèès loin d'en endosser ma part de responsabilité morale, parce qu'on ne m'a pas encore expliqué clairement que j'étais membre de la tribu des Exploiteurs-Esclavagistes-Genocideurs. Mais on n'aura pas besoin de trop insister : je suis déjà très réceptif à la culpabilité collective.

En me levant et en sortant - je suis le seul à le faire - j'éprouve quelque chose qu'il me faudra des années pour cerner. J'accomplis un acte juste. Je me porte volontaire pour une mission que je ne comprends pas, mais de la plus haute importance. Je m'engage. Je me désigne comme membre du camp du Bien. Normalement, n'auraient dû sortir que ceux qui ne pouvaient pas encaisser physiquement ces images projetées. En prenant la porte, je surjoue délibérément ma sensibilité, je mens, je me fous de la gueule du monde, mais c'estdans une excellente intention, c'est pour montrer à mes contemporains la Voie Juste, pour les inciter à la suivre. 

Les années qui suivront, je verrai des dizaines, des centaines d'intellectuels faire pareil dans des situations similaires. Il faut normalement une puissante odeur d'excrément, de vomi, de viande pourrie pour provoquer des vomissements. Mais les intellectuels du camp du Bien affectent d'avoir la nausée confrontés à des idées ou comportements ouacistes. La sensibilité de leur estomac, la délicatesse de leur odorat, sont des signes extérieurs de leur supériorité morale - comme des sommeliers capables de déceler dans un grand vin des nuances trop subtiles pour le dégustateur bourrin.

Ne pas pouvoir encaisser les aspects les plus déplaisants de l'existence est un signe que l'on est apte à donner des leçons de vie à n'importe qui de moins sensible. Ne pas pouvoir écouter un gag tendancieux démontre qu'on a un vrai sens de l'humour. Le pote d'un pote d'un pote d'un pote passe une cassette - sait-on seulement encore de quoi je cause - de chansons oï au cours de la soirée ? S'offusquer, tousser, gueuler : c'est ce que font les provocateurs, ceux qui ne reculent devant rien, ceux qui n'ont aucune limite, ceux qui savent comment et pourquoi l'on bouscule les conventions. Ca paraît contradictoire ? Ceux qui soulignent la prétendue contradiction sont des fascistes à mettre en quarantaine.

 

* * *


Cette attitude snobinarde, arrogante, sera la mienne pendant presque dix ans. 

 

Ce que les Inconnus caricaturent en 1989, c'est moi pendant une bonne moitié des années nonante, à tenter d'extorquer aux gens de ma classe des signatures pour des pétitions d'Amnesty International, dont j'ignore tout des bénéficiaires - mais pas grave ! C'est Amnesty, donc c'est sérieusement documenté, donc c'est de gauche, donc c'est moral.

Tout doit être évalué sous l'angle moral, et les détenteurs de la seule vraie moralité sont les gens du parti socialiste, du POP et de tous les groupuscules qui gravitent autour. Ils dégagent un enivrant parfum de subversion ET de justice, cocktail radical, l'équivalent du GHB sur l'esprit d'un ado curieux et énervé, qui le rend ouvert à toutes les manipulations.

Brave petit soldat se lance donc dans son imbécile, stérile et ridicule croisade personnelle pour moraliser son coin de canton de Vaud. Le ouacisme, c'est très important, il faut en parler tout le temps, être très vigilant, parce que sinon, c'est bulldozers, bras et crânes, trous rectangulaires. Ces images hantent toujours un coin de mon esprit. Elles et celles de l'esclavage des Noirs par les Blancs, bien sûr - moins violentes, moins omniprésentes, il faut faire un effort personnel de conscience et d'engagement pour bien d'imprégner de cette horreur-là, quelques grades inférieures à Ochouitze quand même...

Deux déménagements + un échec = trois collèges et quatre classes différentes. Dans chacune d'elles j'ai eu droit au Journal d'Anne Frank, lu, commenté et dûment hydraté à la glande lacrymale. Dont une fois en pièce de théâtre. Sur scène, c'est le moment où la famille Frank fête Hanoucca dans son cagibi secret. L'actrice du rôle titre s'immerge tant dans son personnage qu'elle verse des larmes. Ca ricane dans la salle. Odieux manque de respect. Scandale professoral, que je partage complètement. Comment peut-on ! Mais par contre, durant tout ce temps, exlavage, pas de masses de bouquins et d'étude sur le sujet... Il faudra encore quelques années pour qu'Amistad vienne corriger tout ça (La liste de Schindler était prioritaire).

Donc il ne faut pas se priver de combler soi-même ces lacunes de l'enseignement. En attirant par exemple l'attention sur le triste sort des Nouares en Europe, parmi nous autres salauds de leucodermes au pire hostiles, au mieux indifférents. Comment on fait ? Fastoche : quand on croise, dans les rayons d'un supermarché, un bronzé du service d'entretien en train de nettoyer quelque dégât sous l'oeil d'un chef pâle, afficher un sourire goguenard et prendre un ton désabusé pour dire quelque chose du genre : "Ah putain, c'est pas fini, l'esclavage". Surtout adopter un langage corporel qui montre bien que, nous, on est attentif à ce genre de détails, qui révèlent un profond malaise et une grave hypocrisie de la société occidentale prétendument libre et antiouaciste.

Traquer le détail qui tue partout. Par exemple : c'est bien choli d'être fan de Guns'N'Roses, mais avant de débourser cette énorme somme de trente balles pour un cédé, autant jeter un oeil à la pochette, hein ? Pour bien lire toutes les paroles, des fois qu'y aurait un  truc ouaciste dedans ! C'est qu'on s'est tenu au courant ! C'est qu'on sait que dans One in a million, y a les paroles qui disent "Police and niggers - that's right - get out of my way", et ça, Duchesse, c'est juste pas possible ! Alors tu imagines la satisfation, le soulagement intense, en étudiant ladite pochette, de découvrir, vautré parmi les chevelus pâlichons du line-up, une espèce de truc frisotté beige très clair qui, manifestement, peut officiellement passer pour pas-blanc ! Preuve indiscutable que le groupe n'est pas ouaciste ! On peut y aller, bonheur, allégresse et rockènerole. Ne pas oublier de faire passer un tel test à tous les alboumes qu'on aura le fric de se payer : faut qu'ils aient quelque part un sigle, un logo, un lyric, quelque chose qui montre clairement que le groupe est antiouaciste.

Est bon, lucide, intelligent, fréquentable, imitable, admirable, quiconque comprend la nécessité de veiller à la vigilance antiouaciste. Quiconque la nie, la minismie, relativise, s'en fout, rigole, s'intéresse à autre chose, est une andouille, un connard, un danger, un douteux, un nauséabond.

Les lignes sont claires. La mission limpide. Son confort moral superbe : faire chier, mettre aux gens le nez dans leur propre merde et en sortir plus moral qu'eux, plus social, plus conscientisé, plus exemplaire.

Ca aurait pu durer une vie. Ca aurait durer une vie. Et puis la jolie et absurde mécanique s'est pris quelques grains de sable dans les rouages.

A suivre...

Commentaires

C'est là que je sens que je vais préférer la suite.

Écrit par : Roberta Blancourt | 12/11/2012

Vivement la suite, parce que là, j'ai envie de gerber...

Écrit par : Romulus | 12/11/2012

Ce que je veux exprimer, c'est ma surprise d'apprendre que vous avez été de ces petits cons moralisateurs qui passaient leur temps à faire chier ceux qui, au pire, étaient indifférents à la "cause". À l'insulte nazie facile. Certains s'en rappellent, je frappais directement sur le nez et la bouche. Généralement, cela cassait facilement car c'étaient des faibles, persuadés d'être drapés dans une sorte d'invincibilité morale.

Écrit par : Romulus | 12/11/2012

ha ha !
voyons ce que l'avenir vous réserve !

ceci dit, des gugusses qui traquaient la 'tite bête autour de moi, y en a eu , aussi
c'était il y a plus longtemps , fin 70 début 80 , pour être clair

ils étaient toujours entourés de pas mal de gonzesses, assez moches , qu'ils ne tronchaient jamais

comme mes hormones étaient au plafond, je calquais mon attitude sur ces braves gonziers....
et pour pécho, ça marchait assez....
seul problème , c'était délicat d'exprimer toute sa potentialité sessuelle, voyez....
impossible de leur faire avaler la queue ( et ce n'est qu'un exemple)
impossible de les fourrer dans le lit de leurs parents pendant que ces derniers regardaient la télé à coté ( oui, j'ai une pleine brouette de fantasmes ....)

faut dire que je me plaisait aux défis inextricables

et pour cause , les meufs intéréssées par la culpabiline occidentale étaient quasi toutes , soit vierges, soit cathos ( de gauche)

Écrit par : kobus van cleef | 12/11/2012

J'adore vos séances d'introspection biographique : rien de tel pour comprendre l'empire du bien que les témoignages d' apostats qui en connaissent les plus fins rouages, de l'intérieur.
Et en plus c'est drôle : vous êtes un mec dangereux !

ps : Kobus, il me semble que fin 70 début 80, des jeunes mecs de droite on n'en voyait pas ( moi en tout cas je n'en voyais pas, mais si j'en avais vu je ne leur aurais pas fait de bisous, pour sûr ;) ).

Écrit par : dxdiag | 12/11/2012

ha mais j'étais un peu caméléonesque
dans les milieux où j'évoluais , c'était préférable

pas con, le mec !

Écrit par : kobus van cleef | 12/11/2012

Stag, je ne sais pas si tu te rends compte que ce sont les meilleurs textes que tu aies jamais écrit. Et je me rends compte qu'un jour, peut-être, il y aura un court épisode sur nos maigres aventures.

A la fin, il faudra compiler tous les chapitres et trouver quelqu'un pour le relier un poil proprement, simplement pour mieux le conserver dans un coin obscure de nos bibliothèques.

Écrit par : Capo Lasagno | 12/11/2012

félicitations
il faut pas mal de couilles pour oser parler ainsi de son passé, surtout dans un environnement (strèmiste ou non) majoritairement bas du front qui prend pour de la faiblesse ce qui relève en fait d'une bien courageuse honnêteté

Écrit par : GAG | 21/11/2012

Saviez vous que la France avait génocidé les bamilékés(cameroun)?
(ceci n'est une tentative de faire de l'ironie)
J'ai appris ça totalement par hasard en surfant sur wikipédia.
Plusieurs centaines de milliers de morts, dument documentés , certifiés avec témoins à la clé, y a même des officiers français qui décrivent le processus.
Avez vous déjà vu un film, un documentaire , un article , même une image , enfin , je sais pas moi , un truc à ce sujet ?

Moi , J-A-M-A-I-S jusqu'à une semaine.

J'ai halluciné quand j'ai lu ce délire sur Wiki.

Et je parle pas d'un truc qui s'est passé y a un siècle au début de la colonisation hein!Nan c'est tout récent.

Quand vous mettez ça en parallèle avec le traitement médiatique de ce que vous savez ça fout le vertige.

Plus le temps passe , plus j'apprends des trucs dingues , et plus je me dis que le Lobby-qui-n'existe-pas cache des trucs énormes.

Écrit par : M.O | 13/11/2013

Les commentaires sont fermés.