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23/03/2007

PANIQUE CHEZ LES JEUNES RENTIERS DES "TRENTE GLORIEUSES"

Un nouveau lieu-commun (je dis nouveau, c’est relatif : pour ma part, ça ne fait pas longtemps que je le lis et l’entends ici et là) s’est bien répandu parmi l’opinion publique, repris tant par les sociologues agréés que par le vulgaire. Il est le plus souvent résumé en une proposition simple, qui veut que :

 

ma génération soit la première – depuis quand ? mystère – à ne pas pouvoir espérer vivre mieux que la précédente.

 

Grand-papa s’en sortait plus ou moins, Papa déjà mieux, Fiston-Fifille s’attendaient donc à poursuivre la courbe ascendante. Une bien belle érection économique, un nouvel étage à l’horizon dans la course rectiligne de notre vieil ami l’Ascenseur Social. Et puis paf ! La turgescence dégonfle. Voilà qu’il faut se faire à l’idée au mieux de stagner, au pire de régresser. Il paraît que ça traumatise, que ça angoisse quant à l’avenir, que ça pioche méchamment dans le moral des troupes.

 

On peut se demander qui  ça inquiète vraiment.

 

Les prêtres de la Croissance éternelle, du Développement Durable, c’est sûr que ça doit leur générer quelques sueurs poisseuses. La presse s’en fait tout naturellement l’écho, puisqu’une bonne partie de son activité consiste à entretenir la boulimie morbide du consommateur. Mais dans la tête de Monsieur Moyen ? Y a-t-il une telle panique ? C’est à voir.

 

Junior flippe pour son supplément de dessert....

 

 

Moyen Junior, ça le défrise, bien sûr. Il a eu le temps d’étudier le parcours du paternel et de ses contemporains. A 20 ans, Moyen Père ne savait pas plus que lui ce qu’il allait bien pouvoir foutre de sa vie. Sauf que ça lui était impérialement égal. Il pouvait se payer le luxe démentiel de ne pas s’en inquiéter : la finance manquait de bras, les multinationales enflaient comme des goitres, vendre du néant et faire du fric avec du vent devenait soudain très présentable, de même qu’avoir des dettes à ne plus savoir compter sur ses doigts. Il pouvait faire une formation de fleuriste et se faire embaucher dans une banque sans encombres. Le chômage ? Il savait que ça existait, mais on lui avait appris à classer ça dans la catégorie des cirrhoses et des maladies vénériennes : ces choses qui vous arrivent quand vous menez une vie de bâton de chaise. Les gens bien comme il faut, n’est-ce pas, ils sont à l’abri de ces petites misères.

 

Et puis surtout, Moyen Père avait eu le culot extrême de foutre un merdier épouvantable en 68, de lancer des pavés pleins de crachats dans la soupe qu’il allait touiller comme un seul homme un quart de siècle plus tard. Le dernier pavé à peine lancé, il savait déjà que ce serait bientôt les liasses de mille qui se mettraient à pleuvoir. Une jeunesse irresponsable, hystérique, réfractaire jusqu’à l’absurde, n’avait pas reçu ses factures naturelles : désocialisation, sous-jobs, accoutumances plus ou moins destructrices.

 

Plus d’une décennie à faire du hors-piste avant de passer le dernier obstacle et de gagner la course, sans se prendre un sapin, ni une crevasse, ni une avalanche sur le coin de la gueule. L’argent du beurre et la laitière en string dans une baignoire de crème.

 

Il ne faut pas forcément chercher plus loin le côté mécaniquement contestataire des enfants de Mai 68 : le bastringue de Papa a créé une véritable jurisprudence en matière de « droit à la révolte », qu’on peut invoquer et user même quand on n’a à combattre que des ennemis virtuels sur Second Life. Désormais, tout ce qui est jeune est considéré automatiquement « de gauche », à commencer par les porte-parole de la jeunesse elle-même.

 

 

 Voici donc Moyen Junior qui sort de l’adolescence avec devant lui un vrai circuit de grand huit : à la fois agité et confortable, délicieusement effrayant et sans danger. Il saute dans le wagonnet, avec en tête les photos de l’époque où son vieux avait fait de même. Il va s’en mettre jusqu’aux yeux. Il anticipe déjà les virages, les pirouettes, l’estomac qui tressaute, la gravité déglinguée, et la belle trinité goinfrée/biture/partouze qu’il va s’offrir quand ce défoulement sera fini. Mais au premier looping, on l’informe que les ceintures de sécurité sont en mousse et que le pilote est en vacances. Du coup le voyage lui paraît de suite moins émoustillant. Tu penses ! Pas de garantie d’arriver en un seul morceau, voire un risque réel d’y laisser des molaires et du cartilage.

 

... et son père angoisse pour ses couches antifuite 

 

Moyen Père, à quoi pense-t-il ? On ne lui demande pas vraiment son avis, à lui. Son moral n’est pas plus rose. A force de ne rien lui refuser – c’est fasciste et ça bousille son épanouillissement personnel -   son gamin lui aura coûté cher en jouets, en fringues de marque, en sorties, en études. Tant d’investissement pour une carrière chaotique de caissière, de pompiste ou de vendeur d’assurances par téléphone ? Ça fait quand même mal au sac ! Et puis il y a aussi un peu de calcul intéressé dans ses inquiétudes. Il sait que sa retraite risque d’avoir la même couleur que la routine professionnelle de sa progéniture, et vivre son grand âge à manger du riz sur un mobilier de récup’ ne l’enchante pas vraiment. La Bohème d’accord, mais sans la souplesse bourgeoise ? Moche, après une vie à mieux connaître les humeurs de son patron que le quotidien de sa famille. Si Junior ne se trouve pas « une belle situation », sur qui il pourra compter pour une maison de retraite qui ne soit pas parfumée à la pisse ?

 

De plus, comme disent les Angliches, on n’apprend pas de nouveaux tours à un vieux chien. Moyen Père a été éduqué dans le culte de la réussite, de l’effort récompensé, du mérite. Il ne va pas toujours jusqu’à accuser de flemme congénitale les chômeurs et les travailleurs pauvres. Mais il a une peine exceptionnelle à imaginer qu’une « mauvaise passe » puisse se prolonger et que Junior puisse retomber sur la tête plutôt que sur ses pattes. Tout doit finir par s’arranger et si la dèche persiste, c’est que Junior n’y met pas assez d’huile de coude. Après tout, il vit dans le système qui lui a permis, à lui, de s’en sortir relativement bien à condition de se sortir les pouces du cul.

 

Et puis, est-ce qu’on ne répète pas, aux infos, que la croissance reprend, que les investisseurs ont confiance, que les consommateurs sont assez rassurés pour s’endetter en jantes alu et en vacances all-inclusive ? Moyen Père mourra sans comprendre que les conditions de son bien-être ont entraîné structurellement la situation merdique de ses enfants, alors qu’elles étaient censées les protéger du besoin.

 

L'Histoire n'a pas de "sens"

 

Angoisses du père ou appréhensions du fils, qu’importe finalement. Toutes ont leur origine dans une même mythologie mongolienne.

 

Croire qu’on aura fatalement plus de fric et d’opportunités que nos parents, c’est faire un pari parfaitement imbécile sur l’avenir. C’est croire, en vrac, que l’Histoire a une direction, que la vie a un sens, que notre système économique et politique est une machine à produire toujours plus de richesses sans à-coups ni variations dans le flux de cash et de gadgets. La social-démocratie, réinventrice perpétuelle de la même eau tiède à disposition des masses, chacun son sachet individuel désinfecté et 10% généreusement offerts. Mais ni l’Histoire ni la vie n’ont aucun « sens », aucune direction obligatoire. C’est justement ça qui, depuis quelques millénaires, a fait le succès des idéologues, des prophètes et des vendeurs d’assurance : l’humain est une bestiole qui a un besoin atroce de certitude, dans un monde qui n’a que du brouillard et du doute à lui offrir. Putain de marché porteur !

 

Mentalité d’assistés, d’esclaves de la routine, de poulets en batterie, d’accords pour se faire découper le gésier à condition qu’il soit régulièrement farci avec exactement les mêmes rations tous les jours. Il y a quelque chose d’infantile dans cette frustration ridicule face à un avenir moins rose que prévu. Et si cette désillusion n’était qu’un simple passage à l’âge adulte, celui où accepte l’éventualité que tout n’ira pas comme on l’a prévu, et qu’il va falloir raquer pour se maintenir à flot ?