28/03/2007
LE CANCER MILITANT - PREMIER EXTRAIT
Dans la série Deux minutes de lucidité collective par jour :
Alain Fleig, "Lutte de con et piège à classe", Penser/Stock 2, 1977
Le cancer militant, comme la bourgeoisie dont il est un avatar rationaliste et moralisateur, n’aura cesse d’avoir tout dégradé, d’avoir tout falsifié, tout détourné. Seulement, le bonheur, ça ne se contente pas de signes. Tu peux en accumuler tous les symptômes. Bernique ! Tu seras encore plus malheureux. C’est comme la peinture, tout le monde peut bien barbouiller mais il n’empêche qu’on est doué ou pas. Un certain Pascal (Blaise) appelait ça la Grâce , hé hé ! pourquoi pas et si la révolution (la vraie) c’était aussi une forme de grâce ? S’il y avait des doués pour et des pas doués ? (...) Tous ces jeunes gens qui entrent en politique avec leurs angoisses sous le bras se foutent complètement dedans en imaginant que le groupe va se charger de leurs petits problèmes et les résoudre. Les autres ne peuvent rien pour nous, il faut avoir le courage de le dire une bonne fois. Ce que peut le groupe, c’est simplement coller un masque sur ton problème. (...) Ça t’exclut de toi-même en te donnant mauvaise conscience : il y a tellement plus malheureux que toi (le malheur quantifié) ça ne peut que te renvoyer ta propre image que tu représentes très vite en rôle. Milite ! Tu oublieras tes problèmes. Tu n’auras pas le temps d’y penser, d’ailleurs c’est une certitude : la solution est au bout du combat comme le pouvoir au bout du fusil. Si tu te sens seul dans ce monde agressif, viens chez nous il y a du feu, on refera le monde autour de la table, on est bien entre nous.
C’est le genre de rapport affectif démultiplié qui sévissait au début des fronts. Ça baignait dans la pseudo-tendresse, « chouette copain, chouette copine » ; « la révolution par le fait d’amour immodéré », on est tous beaux, on est tous gentils, on porte en nous la flamme de la révolution. Debout les damnés de la terre ! Tout le monde il va s’aimer, vous allez voir ce que vous allez voir. Un bide ! La chaleur elle est en toi ou elle n’est pas. La grande famille elle est glacée comme n’importe quelle structure. Ce que tu attends des autres ne peut être qu’en toi et ce que tu peux faire de mieux pour les autres, cher petit curé, c’est ce que tu peux faire de mieux pour toi.
Un peu de lucidité et d’ironie, que diable ! Cessons de nous complaire aux images d’Epinal. Cessons de répéter sempiternellement les mêmes rôles : le militant exhibant son prétendu savoir rouillé (rouilles encagées !) sa bonne conscience de curé, son obsession du petit chef, son obsession d’agir, sa volonté de jouissance trafiquée en volonté de pouvoir (il faut bien faire semblant d’avoir sur l’extérieur le pouvoir qu’on n’a pas sur soi-même), son éternelle hantise de ne pas être à la hauteur, d’être un bizut dans la hiérarchie de la marchandise révolution (...) qui se transforme en une frime quotidienne, frime du langage, frime du roulage d’épaule, frime de la défonce, chacun son petit personnage.
La volonté de paraître reflète le vide de l’existence. Survivre dans une peau d’emprunt parce qu’on n’arrive pas à vivre dans la sienne, c’est l’expropriation suprême. L’homme image, l’homme marxisé c’est l’individu exproprié de lui-même.
Vivre en squatter sur un groupe, ou une idéologie, se rassurer d’imaginaire, tout cela n’est qu’image de la consommation de rapports humains, consommation de sollicitude et de chaleur, signes extérieurs de la non-solitude, de la reconnaissance par les autres de ton petit personnage, de ta petite place dans le système, c’est au bout du compte subir le despotisme le plus violent, celui de l’anéantissement volontaire de l’individu, la terreur intériorisée.
Il n’y a rien à attendre de personne, flic, député, groupe, parti, famille, robot, idéologie, rien ne peut prendre en main ton destin à ta place. La seule aide qu’on puisse apporter aux autres, c’est d’être soi-même un individu responsable (de soi) et lucide, de refuser les recours et les rôles, les valeurs et les limites. Aucun groupe, aucun « isme » ne détient la « vérité », puisque chaque « isme » est représentation. (...)
L’activité militante ça a pour fonction sociale d’user l’énergie du désir refoulé, de la faire dépenser sans risque pour l’ordre établi, l’ordre de l’imaginaire. En ce sens le militantisme est le stade suprême de l’aliénation, un attrape-con génial qui retourne contre toi ta propre force, ta propre remise en question. Tu t’imagines prendre la parole alors qu’il s’agit en réalité de la confiscation de ta révolte et de ton cri par l’économie politique puisque celui qui résiste ne sait en fait contre quoi il résiste, celui qui conteste ne sais réellement contre quoi il conteste, bien qu’il soit évidemment persuadé du contraire par le discours scientifique, le code auquel il adhère aveuglément. Code d’autant plus efficace qu’il se nourrit de ce qu’il y a de plus authentique en chacun de nous : notre révolte.
Le militant est détenteur de la parole aliénée il est détenteur du « savoir absolu », il sait ce qu’il fait il sait où il va. Tout refus, tout instinct populaire, toute révolte si elle n’est nommée, si quelqu’un ne lui fixe pas un but, n’est qu’une chanson. Si dans ta révolte présente ça n’est pas l’ordre futur, l’Etat à venir qui parle tu es traître à ta classe, tu n’est qu’anarchiste, ou petit-bourgeois, l’ennemi à abattre. Le but seul importe : la prise de pouvoir. Rien au fond n’a changé depuis les jésuites, ça continue à fonctionner exactement sur le même mode : dans l’autorité du savoir, l’important c’est l’autorité, c’est l’efficacité du discours.
00:45 Publié dans Autopsie de la Dissidence | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Thérapie militante, engagez-vous qu'ils disaient, malheur quantifié