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04/04/2007

LES LEGIONS PERDUES

Un acolyte qui se reconnaîtra me fait une remarque pertinente, l’autre jour. Comment peut-on à la fois se dire patriote et afficher un dégoût brutal pour ses contemporains ? Il y a là une contradiction flagrante, qui peut cacher un engagement biaisé, voire une complète hypocrisie. Soit l’on est solidaire de son peuple, soit on lui crache à la gueule. Chauvins et apatrides se retrouvent, en toute logique, chacun dans leur tiroir et le lance-pierre dirigé vers l’autre camp.

 

Franchement, je donnerais cinq ans d’espérance de vie pour que les choses soient aussi simples.

 

 

La consolation des ratés

 

 

Première nuance à souligner, pour clarifier l’affaire : la différence fondamentale entre l’élitisme militant, et le dépit pur et simple.

 

 

L’élitisme militant, c’est cette attitude qui envisage tout groupe humain comme naturellement suiviste et inculte. La foule est alors perçue, toujours et partout, comme un animal collectif à la tête creuse et au ventre sans fond. En temps de guerre, elle fonce à l’abattoir comme un seul homme, heureuse de crever parce qu’on le lui ordonne ; en temps de paix, elle sourit aux mouches, le cul dans ses excréments. Elle exige d’être dominée, guidée, éduquée par une élite éclairée, dans un rapport de type berger-cheptel. Plus cette élite se croira investie d’une Connaissance supérieure, plus elle méprisera « la masse ignorante », inapte à la liberté et trop conne pour apprendre quoique ce soit par elle-même. La recette est inchangée depuis Platon et sa caverne.

 

 

Ennemis jurés les uns des autres, marxistes, libéraux et fafs se retrouvent miraculeusement unis par cette suffisance aristo et sectaire. Tous se sont crus dépositaires d’une Vérité suprême, à imposer aux masses primitives. Tous se sont sentis investis d’un devoir de faire le bonheur du peuple malgré lui, de lui faire violence pour son bien. C’est une même logique qui préside aux déportations massives et aux délocalisations d’entreprises, à l’endoctrinement de pays entiers et à la promotion des pires perversions rentables.

 

 

Il n’y a aucune passion fondant cette vision du peuple, si ce n’est celle du contrôle et de la gloriole. Elle s’adapte à la pensée de gauche, parce qu’elle fait des nations un matériau neutre, qu’on peut tripoter à volonté pour en éliminer les impuretés (racisme, chasse au profit, patriarcat). Elle s’adapte à la pensée de droite, parce qu’elle sanctifie les divisions de classes et la hiérarchie des coaches de vie. Elle réconforte tous les arrivistes aigris, tous les prophètes frustrés, qui se consolent de leur isolement en rejetant la faute sur la majorité, « trop conne pour comprendre » qu’eux seuls sont à même de lui botter le cul pour son salut.

 

 

La rage des soupirants éconduits

 

 

Si les effets sont assez semblables, les causes du dépit activiste sont bien différentes. Elles sont la conséquence non pas d’une vision ingénieriste de la société, mais au contraire d’un amour irrationnel, excessif, destructeur. La gauche n’y entend rien, parce qu’à ses yeux un allogène pauvre fait plus partie du peuple qu’un autochtone à peine moins dans la dèche. La droite s’y essaie maladroitement, en appelant patriotisme son attachement au respect de la Loi et son culte de la routine parlementaire.

 

 

Etre patriote, ce n’est pas seulement être attaché à notre coin de continent et lié aux gens qui le peuplent. C’est vouloir le meilleur pour eux, c’est aussi craindre le pire, c’est encore estimer qu’il y a des choses qui ne sont pas dignes d’eux et de l’image qu’on s’en fait. Aimer sa famille n’oblige personne à accepter l’alcoolisme de son père, les troubles obsessionnels de sa mère ou la manie qu’a son frère de couper la coke avec de la mort-aux-rats. On aime les gens pour ce qu’ils sont, pas pour ce qu’ils font. Et bien souvent malgré ce qu’ils font, comme le confirmera toute femme battue, tout mari humilié, tout enfant abusé.

 

 

Le patriote lucide agit de même, mais il fait l’impasse sur le « malgré ». Il exige beaucoup de lui-même et attend aussi beaucoup de son peuple. Trop sans doute. Normal : c’est une relation donnant-donnant. Je te protège à ma mesure parce que tu me protèges collectivement. Si je me bats pour toi et que tu n’as rien à foutre de ma gueule, non seulement je risque de l’avoir mauvaise mais en plus je ne suis pas en sécurité. Une patrie, c’est un bunker à ciel ouvert ; on ne fait pas qu’y vivre et y avoir ses marques, on s’y sent culturellement protégé. Si le bunker devient un centre d’hébergement ouvert à n’importe qui, ciao la sécurité. Si la racaille, les pollueurs, les apatrides militants y sont accueillis fraternellement, le bunker devient un champ de bataille comme les autres.

 

 

La route et le portail

 

 

Ceux qui habitent à la cambrousse ont sûrement remarqué, ici et là, des maisons de maître dont le domaine originel est désormais traversé par une route cantonale. Les hasards du terrain et les impératifs des semeurs de bitume ont parfois tranché dans le vif de ces domaines, histoire de s’épargner des virages inutiles. On croise ainsi, sur le bord du chemin, des portails massifs en pleine verdure, ne menant plus nulle part, vestiges presque surréalistes de frontières oubliées de tous. Les propriétaires les ont peut-être conservé par nostalgie, par humour, par sens artistique. Reste que cette pierre polie et ce fer forgé ne servent plus à rien. Et hop ! une belle métaphore en perspective.

 

 

Les patriotes d’Europe, ceux qui n’ont pas mis l’Etat au-dessus de la Civilisation , ni l’Ouverture sur l’Autre au-dessus de l’Amour des Nôtres, sont tous dans cette situation absurde et dérisoire. Ils sont les gardiens incorruptibles d’un domaine ouvert à tous les vents. Ils se sentent trahis par ce qui donnait un sens à leur existence. Il ne leur reste que des disciplines activistes, mais plus aucune raison valable de les entretenir. Les patriotes veulent se battre, mais les patries veulent crever.

 

 

Les anticorps au chômage

 

 

Pour le militant ordinaire, maîtriser son besoin de reconnaissance était déjà un boulot épuisant, ne serait-ce que du fait de la clandestinité relative qu’implique tout activisme radical. Il lui fallait accepter de se mobiliser sans garantie de résultats, sans manifestation claire des effets de son action dans la société civile. Or, voilà qu’en plus de l’hostilité ouverte des médiats, des mafias moralistes et des services de l’Etat, il doit se manger l’indifférence de ses compatriotes, voire leur franc mépris.

 

 

Il voit Monsieur Moyen se délecter de tout ce qu’il dénonçait, se vautrer dans la bourbe la plus vomitive, accepter stoïquement de se prosterner devant les nouveaux barbares, se couvrir la tête de cendre, maudire ses ancêtres et condamner ses descendants à mener une demi-vie d’errance entre bidonville et supermarché de luxe. Il voit sa sœur recruter le père de ses enfants dans la brousse et son frère faire son marché sexuel dans les rizières. Il voit tout ce qui insulte son identité banalisé, avalisé, officialisé par l’apathie soumise de ses semblables.

 

 

Et on voudrait qu’il reste un inconditionnel de son propre Clan ? Un soldat menant jusqu’au bout une mission de plus en plus délirante et illogique ? On espère qu’il ne songera pas à sauver son propre cul plutôt que tenter de restaurer la grandeur perdue de sa patrie et de secouer la léthargie volontaire de tant de ses semblables ? L’Europe est en pleine restructuration et elle commence le dégraissage par ceux qui s’y opposent le plus : ses anticorps. La plupart s’évanouissent dans le marécage général, reprenant un train de vie ordinaire.

 

 

Ceux qui ont réussi à se faire une place sur la scène du théâtre militant s’enkystent dans la rente militante et la défense de leurs navrants privilèges. Le reste des acteurs et des figurants se font submerger par la fureur paralysante des miliciens vendus à l’ennemi par leurs propres chefs. Ils rejoignent les rangs discrets des enfants perdus de la Zone Grise.

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