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23/04/2007

"...L'HAMLET EUROPEEN REGARDE DES MILLIONS DE SPECTRES. "

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Paul Valéry, La Crise de l’Esprit, 1919

 

Sauf que les civilisations ne crèvent pas que dans des guerres hallucinantes. Elles meurent aussi de la vieillesse, de l’indifférence  et de la stupidité des hommes qui les composent. Notre temps présente à tous les niveaux ces trois traits de caractère et nous sentons tous, nous autres veilleurs malgré nous, les symptômes de notre agonie collective.

 

L’Occident crève, chacun le sent et le sait, mais tous font miner de l’ignorer, de regarder ailleurs. Modérés ou radicaux, nationalistes ou apatrides militants, optimistes ou paranos, le discours dominant de toutes les écoles de pensées se base sur un fond commun : l’heure est grave mais il n’est pas trop tard. Le constat tragique de Valéry n’est pris au sérieux par personne.

 

Au maximum, trouve-t-on parfois des mythos qui avertissent d’un danger imminent, une vague qui va nous emporter si nous ne réagissons pas à temps. L’idée que cette vague est déjà passée et qu’elle nous a dispersé comme des brindilles heurte tant les esprits qu’elle est refoulée instinctivement dans les bas-fonds de la pensée. N’y songent et n’en parlent que les barjots.

 

Et pourtant nous crevons. Nous sommes déjà largement morts. Nous sommes une gigantesque charogne, avec des membres noirs de gangrène dont chacun détourne les yeux pour se concentrer sur les quelques cellules encore saines. Tout ne va pas si mal. C’est pas encore le Bronx. Il est urgent d’agir mais agir servira à quelque chose. Simple question de volonté.

 

Méthode Coué.

 

Fétiches et gris-gris.

 

Courage, Camarade, et n’oublie pas de voter utile, de payer ta cotisation, de manger cinq-fruits-et-légumes par jour.

 

Il y a des raisons objectives, compréhensibles, à cet aveuglément systématique. C’est, paradoxalement, un réflexe de survie. Face à la chute de l’empire européen, après des millénaires de domination mondiale, la perspective de la mort et de l’oubli paralyse notre sens critique. Pas besoin de se « convaincre » qu’il n’est pas trop tard, nulle doctrine nécessaire. Notre cerveau le fait pour nous, en résolvant la dissonance qui naît du choc entre deux constats inconciliables : le navire sombre et nous ne voulons pas claquer en mer. Personne ne peut penser sereinement et objectivement à sa propre disparition, nous sommes biologiquement programmés pour fuir cette perspective inéluctable jusqu’à la dernière seconde.

 

Valéry, encore une fois :

 

« (...) l’espoir n’est que la méfiance de l’être à l’égard des prévisions précises de son esprit. Il suggère que toute conclusion défavorable à l’être doit être une erreur de son esprit. »  

 

Le cirque politique et médiatique tient Monsieur Moyen loin de ce constat abominable. Ne pas choquer ces petits qui croient. Ne pas scandaliser les petits-enfants de Billancourt. Ne pas saper la confiance des ménages qui se remettent à consommer, à investir, à s’endetter, à maintenir sous perfusion le nouvel Homme Malade qu’est le continent tout entier. A gauche, tout est la faute au racisme et au Marché. A droite, on ne se préoccupe que de règlementations, de chartes éthiques, de planification comptable. A chaque chapelle son Gospel pour soutenir le moral des troupes. Et la cacophonie des chœurs devient un Canon innommable où reviennent comme un mantra la nouvelle Trinité jetable des Modernes : Emploi, Croissance, Démocratie.

 

 

Reste que tout cela n’empêche pas l’Europe de crever la gueule ouverte, pleine de mots doux, de néologismes et de statistiques. Nos parents, nos grands-parents, ont tout fait pour cela. Ils l’ont fait au nom de l’Humanisme, du Progrès, du Socialisme, de l’Economie de Marché, de l’Ouverture sur l’Autre, de la Science , de toutes les utopies mongoliennes et mortifères disponibles. Ils nous lèguent une société à la fois amorphe et rigide. Notre éveil politique commence comme la seconde vie du Colonel Chabert : nous rampons à travers les cadavres vers une hypothétique lumière, vers une vie qu’on nous a volée, vers une déchéance grotesque et humiliante.

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