21/08/2009
PASSAGER CLANDESTIN
Chaque jour, du réveil glauque au sommeil qui ne vient pas, des heures interminables qui passent, à vagabonder parmi les vivants. A mener une vie à double fond. En surface, le type convenable, légèrement excentrique, un peu impressionnant quand il a un verre dans le nez, qui parle fort, assez grand et lourd pour qu'on ne le cherche qu'à plusieurs, mais finalement pas dangereux pour un sou. Des goûts bizarres, des manies saillantes, un dingo sans rien de bien méchant une fois qu'on s'est fait à son style.
Et puis dans les eaux plus basses, là où ça se mélange à la vase, des grouillements ignobles, des visions cradingues, des élans de massacres légitimés par toute une rhétorique huilée comme un moteur, contre laquelle la plupart des gens ne peuvent que fuir, insulter ou cogner. Une possession discrète, L'Exorciste avec la bave et les hurlements remplacés par quelques mauvaises manières.
Tout le monde a ses petits secrets dégueulasses. Tel père de famille qui paie pour pouvoir sucer une bite anonyme. Telle responsable marketing dont la façade ne tient que grâce à deux doses quotidiennes de sertraline. Cette famille dont on ne voit qu'un membre à la fois dans le hall, fantômatiques durant la journée, hurlants et cassant tout la nuit quand ils se croient dans le secret de leur quatre-pièces. Peut-être bien qu'après tout il n'y a pas tant de gens normaux que ça. (De toute manière les débats sur la normalité n'intéressent que les tordus.)
Et puis il y a cet alien particulier, qui s'invite dans les yeux de son hôte et contemple les rues, les visages, aussi indécelable qu'une grossesse à peine entamée. Toujours là. Toujours vigilant. Parcouru de crampes, pourri d'ulcères palpitants. Assez bien élevé, il ne pète jamais la cage thoracique. Enkysté. Consubstantiel à force d'acharnement à repousser le dérapage sans retour, la seule forme de procrastination qui sauve la vie au lieu de la rendre impossible.
C'est quand même drôle de se dire que peu de choses en transparaissent. Te voilà naviguant au milieu de ces Autres si ordinaires, si convenus, si désinfectés. Tisser des liens de diverse force avec eux. Accorder sa confiance et en recevoir de leur part. Tout ça avec le discret parasite qui surveille le tout, dont la plupart ne sentent qu'à peine l'odeur, mais qui te murmure en permanence des abominations.
Untel est un traître. Untelle est une pouffiasse. Ce groupe qui bavarde sur la terrasse aurait plutôt sa place sous les roues d'un train. Ces lampadaires seraient plus élégants si on y pendait trois ou quatre corps par les pieds. Tu vas laisser longtemps rouiller cet arsenal avant de lui faire faire un peu de musique dans la rue ? C'est pas trop humiliant de prêcher la destruction sans rien jamais casser, Ducon ? Ca fait quel effet, de tenir le rôle de la grande peluche nihiliste dans le vaudeville familial ?
Avoir sa vie sociale qui tient à un fil et jouer avec des ciseaux.
Tous les jours, se battre contre l'avachissement et l'addiction au désespoir.
Tous les autres ennemis sont secondaires. Il n'existe, en fin de compte, aucun ennemi politique qui ne puisse être retourné ou neutralisé, ce n'est jamais qu'une question de détermination, d'opportunité, de moyens, de couilles au cul, de pure folie enfin assumée. Mais que peut-on faire contre soi-même, si l'on refuse de crever trop tôt ? Aucune négociation possible avec nos manquements, nos faiblesses, nos conneries, nos langueurs, nos coups tordus, nos sensualités vénales.
Ces ennemis-là, ces horreurs qui se promènent autour de nous avec notre visage scotché au groin, ne mourront qu'en même temps que nous, et encore ! beaucoup laisseront des traces immondes qui nous survivront. Ils exigent qu'on leur mène une guerre totale, quotidienne, avec des armes pitoyables, des victoires dérisoires, et des défaites qui, pour minuscules et secrètes qu'elles soient, n'en déchirent pas moins nos entrailles quand on en fait le compte.
Le sort de la patrie, de la nation, du continent, de la race toute entière, voire de toute la putain de planète, voilà des abstractions dont il est doux de se saouler tant qu'on en a la force, mais qui n'ont pas vraiment d'effet tangible dans notre triste réalité. Autrement plus dur et plus concret est le combat pour regagner chaque matin ce respect de soi-même qu'on croit avoir perdu un peu plus chaque soir.
Celui qui s'endort en se sachant un peu moins con, moins mou, moins lâche, moins sale, celui-là seul est une brave. Tous les autres, à un degré ou à un autre, agissent comme des arrivistes.
08:56 Publié dans La Zone Grise | Lien permanent | Commentaires (7)
Commentaires
Moche et juste comme un gnon dans la face. Tu m'as sauvé ma journée avec tes conneries. Merci, grand!
Écrit par : Adrien Hirsbrunner | 21/08/2009
Tous les gens semblent normaux tant qu'on ne les connait pas.
Écrit par : Alice | 21/08/2009
Ouaouh, en voilà un billet qui décoiffe intelligemment !
C'est bon mais ca fait mal.
biz
Écrit par : corto74 | 23/08/2009
c'est quoâ la sertaline
Écrit par : kobus van cleef | 23/08/2009
@ Adrien : je vous jure que je n'ai pas fait exprès, mais je suis content pour vous.
@ Alice : En fait, j'ai l'impression que la seule différence entre normaux et anormaux, c'est le statut officiel. Nous sommes tous plus ou moins déglingués.
@ Corto : merci, recoiffez-vous.
@ Kobus : un genre d'antiparasitaire...
Écrit par : Stag | 24/08/2009
oui
Écrit par : GAG | 24/08/2009
Le service de la vérité... quel fardeau !
Décidément, il n'y a qu'au soleil de notre imagination que l'on ressent un peu de chaleur...
Joli coup de cran d'arrêt vieux !
Écrit par : Jim | 24/08/2009
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