23/01/2010
MONSIEUR BACCHUS EST DEMANDE A L'ACCUEIL
Il est rarement question ici des choses qui me tiennent à cœur. En bientôt trois ans d’exécration publique, j’ai plus causé de nausée que de bonne digestion. Or avoir la gerbe le ventre creux est particulièrement pénible, un cancéreux vous le confirmera volontiers. J’étalerai donc aujourd’hui, avec la même indécence égocentrique que d’habitude, quelques choses qui rendent mon existence moins absurde et plus soutenable. Si vous zonez en ces lieux pour un fix de négativité ou de potacherie nazipunk, revenez plus tard, je suis pas d’humeur.
* * *
Notre vie évoque une demeure dont il faudrait des lustres pour explorer chaque pièce. J’ignore à qui je fauche cette image mais elle devient lumineuse aux époques de grande lucidité sur nous-même, et plus encore lorsqu’on se découvre un penchant qui n’est pas qu’une toquade. C’est s’hasarder dans une pièce où tout, odeur, couleurs, agencement, est nouveau, surprenant, séduisant, chaque détail se détachant avec une netteté surréelle.
Mon premier sanctuaire clandestin aura été la musique, en un mélange bâtard de classicisme austère et de blues-rock, mes deux parents se partageant l’apport de cet étrange double héritage. La découverte de Wagner, Mozart ou Tchaïkovski a eu un impact sur mon quotidien aussi considérable que celle d’Alvin Lee, Hendrix ou Brian May. J’aurai passé les trois quarts de ma courte vie avec un instrument dans les pattes, contraint et ennuyé avec le piano, survolté jusqu’à l’autisme avec la guitare, l’un préparant l’oreille et les doigts à l’autre. Il est des disques que j’ai écoutés avec une ferveur mystique qui interdisait toute autre activité, et faisait un violeur de tout intrus dans cet univers éphémère. Maintenant encore, j’éprouve une reconnaissance émue pour ma blondinette, lorsqu’elle sent qu’il faut absolument fermer sa gueule pendant un Requiem, et je ne suis là pour personne quand j’empoigne ma vieille gratte.
Les bouquins d’histoire sont une autre pièce de ma baraque intérieure, où je m’enferme à chaque fois que fréquenter de l’humain est dispensable. Je dois avoir lu les neuf dixième de l’œuvre de Benoist-Méchin, et la musicalité de ses pavés, la clarté perçante de ses analyses, la précision maniaque de sa documentation, m’ont à chaque fois arraché la tête du corps ; je ne sais comment décrire autrement cette sensation de détachement physique à la lecture de cette réincarnation d’Homère. Voilà un homme qui vous impose une attention hypnotique quel que soit le sujet qu’il traite, de l’Antiquité au monde arabe en passant par la Guerre Civile Européenne, dont il aura côtoyé ses plus importants protagonistes – du côté des vaincus, s’entend… Ces temps-ci, je relis A destins rompus, en gardant le chapitre sur Tamerlan pour le dessert. J’en publierai des extraits pour les navrants ploucs qui seraient passés à côté.
Quand je sors de cette bibliothèque, désormais, c’est pour aller me planquer des heures durant dans le caveau.
Peu avant Noël passé, j’ai pris conscience d’une nouvelle pièce dans l’appart’ bordélique et mal éclairé de ma minuscule existence. De même que la musique, c’est un environnement où j’ai toujours vécu sans en prendre pleinement conscience. Cette nouvelle épiphanie a eu lieu dans une librairie, où je traquais une poignée de cadeaux (je n’offre que de la lecture ou, en l’occurrence des choses qui se mangent ou boivent). J’avise un gros bouquin parlant d’oenologie et l’embarque pour mon père ; c’est en le payant que je réalise que c’est à moi-même que j’aurais dû l’offrir.
Dans ma famille, d’un côté comme de l’autre, le vin a joué un rôle capital. Pas mal d’ancêtres en ont vécu, comme artisans ou intermédiaires – j’ignore combien en sont morts. En bon bourrin, je lui ai longtemps préféré la bière, avec une préférence immodérée des trappistes belges et des spécialités allemandes. C’est aux anniversaires que je me laissais tenter par un grand rouge, croyant tout d’abord préférer les vins fruités, légers et peu tanniques. C’est un muscle, le palais, qui exige du travail pour se développer. C’est à mon père, sans conteste, que je dois mes premiers entraînements.
Pas de pudeur affectée : la suite de ce papilles-building a été une histoire d’ivrognerie avant tout. Nous étions une bande de désaxés dilettantes, qui cherchions avant tout l’ivresse poétique, en prétendant ne pas se farcir n’importe quelle merde. Nous débarquions dans une vingtaine électrique et grave au moment où les sucreries du Nouveau Monde investissaient le marché. Nous raffolions de ces topettes clinquantes et pas chères, qui accompagnaient n’importe quel casse-dalle sans nous arracher la gueule ni nous chahuter l’entendement ; c’était simple, rond, facile à boire presqu’autant qu’à dégueuler, nous n’en demandions pas plus. Parfois, pour une mangeaille à deux, l’on se faisait buveurs d’étiquette, se fiant aveuglément au prestige usurpé de grandes AOC de supermarché.
Les trouvailles remarquables et les déceptions amères finissaient dans le même tiroir de nos mémoires, celui où se rangent les échos des cuites héroïques et des mondes refaits cent fois avant l’aube et ses effondrements. Visiter une cave ? Conserver une étiquette ? Savoir de quoi était fait ce dont nous nous cassions le crâne ? Rien à battre. Nous nous voulions raffinés, nous étions surtout décadents.
De ces temps loufoques, outre un amour réel de l’ivresse qui finira par me tuer ou me transformer en loque, je conserve une nostalgie certaine, sans me pardonner vraiment d’avoir été si con, si peu curieux et méthodique. Il m’arrive de charogner contre ma sociopathie originelle, qui m’a prévenu d’en faire mon boulot ; pas que j’eusse été plus doué qu’un autre, mais putain ! gagner sa croûte en débouchant des bouteilles, étourdissante perspective… Presque quinze ans plus tard, je note tout, tout le temps, aiguillonné par une rage boulimique de comprendre, de retenir et de retrouver. Aucun détail, pas la moindre précision aride qui puisse m’emmerder, alors que je n’ai rien d’un scientifique.
Ajoutez à cela, ce qui ne gâte rien, le caractère si profondément identitaire du produit, pour qui le terroir est si capital. Un même petit domaine peut héberger des sols disparates, voire des microclimats qui feront l’unicité absolue de ses vins. Partout où l’homme a planté de la vigne, il l’a fait pour signifier sa volonté de s’établir pour de bon sur un territoire. Dans une bouteille, on trouve le résumé gustatif du temps qu’il a fait pendant un an sur un microscopique coin du globe. On boit son ensoleillement, sa terre, sa pluie, ses variations de températures, l’endurance et le savoir de ses autochtones. Le pinard est à une région ce que son foutre est à l’homme.
Le passionné de picrate et le motard toute-saison éprouvent le même vertige avide quand ils pensent aux routes ou aux vignobles de la planète. Ils savent qu’ils n’auront pas assez d’une vie pour tout parcourir. Mais ils trouvent du réconfort dans la certitude que, dans un univers dont ils n’atteindront pas les limites, il ne tiendra qu’à eux d’être éternellement à l’abri de la routine et de l’ennui.
06:17 Publié dans De quoi j'me merde ? | Lien permanent | Commentaires (6)
Commentaires
Ce superbe texte devrait être impimé , encadré, et affiché en place d'honneur dans tout les bistrots. Comme l'est l'amendement n°1 dans la constitution US...
Monsieur GiPi, je crois que vous êtes le Messie.
- mais non...
- mais si !
Écrit par : le vieux | 23/01/2010
L'ivrogne motard que je suis est très réceptif à tes évocations ...
Il est d'ailleurs rare que je ne revienne pas d'une virée avec quelques boutanches glanées ça et là dans les fontes de ma triumph ... je les entrepose faute de place au milieu des carbus démontés et autres pots offroads qui jonchent mon clapier, en attendant de leur faire un sort rapide et bruyant ...
Écrit par : le bâtard | 23/01/2010
J'y ajouterai les sports de combat. Rien ne vaut un bon court de boxe anglaise pour se remettre les idées en place.
Écrit par : Anthony | 23/01/2010
« Le pinard est à une région ce que son foutre est à l’homme. »
Magnifique, celle-là, je la ressortirai. En vous citant, bien entendu.
Écrit par : Criticus | 24/01/2010
Chouette texte.
Autrefois pour mézigue et ses potes c'était l'ivresse avant tout, l'ivresse de boire, l'ivresse de vivre, peu importait le flacon dès l'instant où l'on récoltait l'ivresse... de joyeux et solides lurons nous formions mais aussi de sérieux gougnafiers. Grôôôssiers! disait-on de nous.
Aujourd'hui c'est différent... toujours l'ivresse de vivre et de boire mais le flacon, l'étiquette, la robe, le cépage, le viticulteur, son terroir, les mots pour le dire... tout a pris du relief et de l'importance, on devient raffinés par amour du beau et du bon, mais jamais gênés de nos débordements.
"Le côté profondément identitaire du produit" est indiscutable. Le vin c'est le sang d'un terroir, c'est l'enracinement d'une famille de vignerons, c'est l'incessant labeur tout au long des saisons et par dessus tout des paysages somptueux. Aussi lorsqu'On subventionne l'arrachage de la vigne On saccage délibérément une tradition ancestrale, on précipite le mouvement infernal de la destruction d'une région, d'un territoire. Standardisation des goûts, frelatage, normalisation menacent également... et nous ne sommes pas sortis de l'auberge.
"Je me suis beaucoup promené dans plusieurs grandes villes d'Europe, et j'y ai apprécié tout ce qui méritait de l'être. Le catalogue pourrait être vaste, en cette matière. Il y avait les bières d'Angleterre, où l'on mélangeait les fortes et les douces dans des pintes; et les grandes chopes de Munich; et les irlandaises; et la plus classique, la bière tchèque Pilsen; et le baroquisme admirable de la Gueuze autour de Bruxelles, quand elle avait son goût distinct dans chaque brasserie artisanale, et ne supportait pas d'être transportée au loin. Il y avait les alcools de fruits de l'Alsace; le rhum de la Jamaïque, les punchs, l'akuavit d'Aalborg, et la grappa de Turin, le cognac, les cocktails; l'incomparable mezcal du Mexique. Il y avait tous les vins de France, les plus beaux venant de Bourgogne; il y avait les vins de l'Italie, et surtout le barolo des Langhe, les chiantis de Toscane; il y avait les vins d'Espagne, les rioja de Vieille-Castille ou le jumilla de Murcie.
(...)
La majorité des vins presque tous les alcools, et la totalité des bières dont j'ai évoqué ici le souvenir, ont aujourd'hui entièrement perdu leurs goûts, d'abord sur le marché mondial, puis localement; avec les progrès de l'industrie, comme aussi le mouvement de disparition ou de rééducation économique des classes sociales qui étaient restées longtemps indépendantes de la grande production industrielle; et donc aussi par le jeu de divers règlements étatiques qui désormais prohibent presque tout ce qui n'est pas fabriqué industriellement. Les bouteilles, pour continuer à se vendre, ont gardé fidèlement leurs étiquettes, et cette exactitude fournit l'assurance que l'on peut les photographier comme elles étaient; non les boire.
Ni moi ni les gens qui ont bu avec moi, nous ne nous sommes à aucun moment sentis gênés de nos excès. "Au banquet de la vie", au moins là bons convives, nous nous étions assis sans avoir pensé un seul instant que tout ce que nous buvions avec une telle prodigalité ne serait pas ultérieurement remplacé pour ceux qui viendraient après nous. De mémoire d'ivrogne, on n'avait pas imaginé que l'on pouvait voir des boissons disparaître du monde avant le buveur."
Guy Debord, Panégyrique. 1989.
Écrit par : Ns | 24/01/2010
Un de vos meilleurs crus, ce texte. Ça donne du cœur et de la sensualité à vos vomissures politiques, ça rend beau et magnifique le nazipunk que vous êtes, Stag.
Écrit par : Fantôme du bras de Blaise Cendrars | 25/01/2010
Les commentaires sont fermés.