02/02/2010
" UNE ORGIE FINALE ET TERRIBLE DE VENGEANCE "
Pour apprécier à sa juste valeur la part du gauchisme dans la création du novhomme et dans la réquisition de la vie intérieure, il suffit de se souvenir qu'il s'est caractérisé par le dénigrement des qualités humaines et des formes de conscience liées au sentiment d'une continuité cumulative dans le temps (mémoire, opiniâtreté, fidélité, responsabilité, etc.) ; par l'éloge, dans son jargon publicitaire de "passions" et de "dépassements", des nouvelles aptitudes permises et exigées par une existence vouée à l'immédiat (individualisme, hédonisme, vitalité, opportunisme); et enfin par l'élaboration de représentations compensatrices dont ce temps invertébré créait un besoin accru (du narcissisme de la "subjectivité" à l'intensité vide du "jeu" et de la "fête").
Puisque le temps social, historique, a été confisqué par les machines, qui stockent passé et avenir dans leurs mémoires et scénarios prospectifs, il reste aux hommes à jouir dans l'instant de leur irresponsabilité, de leur superfluité, à la façon de ce qu'on peut éprouver, en se détruisant plus expéditivement, sous l'emprise de ces drogues que le gauchisme ne s'est pas fait faute de louer. La liberté vide revendiquée à grand renfort de slogans enthousiastes était bien ce qui reste aux individus quand la production de leurs conditions d'existence leur a définitivement échappé : ramasser les rognures de temps tombées de la mégamachine. Elle est réalisée dans l'anomie et la vacuité électrisée des foules de l'abîme, pour lesquelles la mort ne signifie rien, et la vie pas davantage, qui n'ont rien à perdre mais non plus rien à gagner, "qu'une orgie finale et terrible de vengeance" (London).
(...)
Attendre un seuil franchi dans la dégradation de la vie quil brise l'adhésion collective et la dépendance vis-à-vis de la domination en obligeant les hommes à l'autonomie, c'est méconnaître que pour simplement percevoir qu'un seuil a été franchi, sans même parler d'y voir une obligation de se libérer, il faudrait ne pas avoir été corrompu par tout ce qui a mené là ; c'est ne pas vouloir admettre que l'accoutumance aux conditions catastrophiques est un processus, commencé de longtemps, qui permet en quelque sorte sur sa lancée, quand un seuil est un peu brutalement franchi dans le délabrement, de s'en accommoder vaille que vaille (on l'a bien vu après Tchernobyl, c'est-à-dire qu'on n'a rien vu).
Et même un effondrement soudain et complet des conditions de survie, quel effet émancipateur pourrait-il avoir ? Les ruptures violentes de la routine qui se produiront sans doute dans les années à venir pousseront plutôt l'inconscience vers les protections disponibles, étatiques ou autres. Non seulement on ne saurait espérer d'une bonne catastrophe qu'elle éclaire enfin les gens sur la réalité du monde dans lequel ils vivent (ce sont à peu près les termes même d'Orwell), mais on a toutes les raisons de redouter que, face aux calamités inouïes qui vont déferler, la panique ne renforce les identifications et les liens collectifs fondés sur la fausse conscience. (...) L'attente d'une catastrophe, d'un auto-effondrement libérateur du système technique, n'est que le reflet inversé de celle qui compte sur ce même système technique pour faire venir positivement la possibilité d'une émancipation : dans l'un et l'autre cas, on se dissimule le fait qu'ont justement disparu sous l'action du conditionnement technique les individus qui auraient l'usage de cette possibilité, ou de cette occasion ; on s'épargne donc à soi-même l'effort d'en être un. Ceux qui veulent la liberté pour rien manifestent qu'ils ne la méritent pas.
Jaime Semprun, L'Abîme se repeuple
13:05 Publié dans Marées Noires | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
Tout simplement "abomifreux"!
Merci pour ces textes.
Écrit par : Sébastien | 04/02/2010
Putain, je l'avais lu adolescent, et je crois que dix ans après, il va falloir que je m'y replonge, c'est une "Bible" ...
Écrit par : Ritchie | 04/02/2010
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