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04/10/2012

ITINERAIRE D'UN PARFAIT SALAUD - SOUVENIRS NON-OUACISTES, chap. II

Collège. Gros-de-Vaud. J'y débarque, d'un trop petit village pour être citadin et trop grand pour être encore campagnard. Ne m'y ferai pas vraiment de potes: mieux vaut être né sur place et avoir grandi avec les mêmes types depuis treize ans pour espérer faire partie d'un cercle quelconque. Et puis, ce n'est pas comme si j'avais le contact facile et un grand amour des humains. Une période d'ennui racornissant, imbécile et stérile, sans grande douleur ni grande joie. On se familiarise avec la Zone Grise.

Population allogène : 1% ? Même pas. L'accent vaudois est épais, les expressions pur terroir omniprésentes - ou bien ? Un bronzé très bronzé, au prénom biblique. Problèmes de discipline à répétition. Peut-être aussi peu de potes que moi. Drôle de dégaine. Persécuté, mis de côté, ouacistisé ? Pas vraiment. Chacun prend acte de sa Diversité, qu'il ne viendrait à personne l'idée biscornue d'ainsi baptiser. Le type est bizarre, mais tant qu'il ne fait chier personne... D'ailleurs, même s'il fait chier tout le monde...

* * *

Soirée de classe chez l'un d'entre nous. Ma première bière, peut-être, une Tuborg, que je descends en une heure en grimaçant de déplaisir. Tout le monde sirote un peu, ambiance crispée d'une assemblée de gamins très anxieux de montrer qu'ils s'amusent et qu'ils sont décontractés. Notre exotique est là, lui aussi, qui picole comme un furieux. Le voilà qui rejoint un petit groupe assis sur le canapé, s'assied à côté d'une demoiselle, l'oeil vitreux. Pose doucement sa tête sur son épaule. Approche de drague muette et sans ambigüité ? Niet. Il lui dégueule dessus.

Emeute. Piaillements. Odeurs. Différent s'étale par terre, il ne bouge plus. Le terme effrayant de "coma éthylique" circule de murmure en murmure. Aucun adulte parmi nous pour gérer la situation. Putain, on fait quoi ? A quatre, nous embarquons le cadavre, qui semble peser un quintal malgré sa chétive charpente. Il finira dans la baignoire, arrosé de flotte. Seul à ne pas être trop incommodé par les effluves, je me tape le nettoyage du cuir.

Si personne ne s'attendait à un tel épisode, personne n'a été surpris que ça lui arrive à lui. Sans qu'on puisse mettre de tels mots sur notre conviction, le type allait visiblement mal, cherchait la merde, pratiquait l'autodestruction avec constance. Son décalage esthétique avec nous collait avec ce mal-être viscéral. C'était comme ça. Ni scandale, ni pitié, ni moqueries excessives. Différent était différent, se comportait différemment de nous. Constat. Affaire classée. Un Politkommissar contemporain y verra un concentré de haine ouaciale. Aucune haine en nous pourtant. On l'aurait laissé crever dans sa gerbe, autrement, non ?

* * *

Cette acceptation animale, décontractée, souriante de la Diversitude, et le réflexe viscéral de nous en tenir à distance, faisait surface à chacune de nos rencontres avec elle. Nous apprenons qu'il existe un pays plein de Noirs qui s'appelle Burkina Faso - pourquoi deux noms pour un seul pays ? -, qu'on y crève la dalle, qu'on y a besoin de sous pour construire des puits et des écoles. Fort bien. Nous serons donc mis à contribution. Il faut récolter du pognon par diverses actions. Nous nous acquittons de la chose avec la même mauvaise grâce paresseuse que n'importe quelle obligation scolaire. L'Afrique, c'est loin. C'est différent. Ca ne nous inspire aucun sentiment, ni bon ni mauvais. Nous n'avons aucune raison d'imaginer ses habitants plus sales, cons ou violents que les gens du village d'à-côté. On s'en fout joyeusement, c'est tout.

Cette joie innocente, brutale, sans malignité aucune, elle se manifeste en nous par des traits d'humour idiots. Quand débarque une délégation d'Africains venus récupérer nos pauvres picaillons, les plus comiques d'entre nous déclenchent l'hilarité générale en disant que ça ne leur paiera même pas le billet de retour. Ce n'est pas leur ethnie qui nous fait pouffer, c'est leur pauvreté, le décalage manifeste de leur quotidien avec le nôtre, puisqu'ils viennent solliciter notre aide, à nous, gamins dont la fortune hebdomadaire doit correspondre à celle d'une de leur cases.

Nous ne leur lançons pas des bananes, nous ne poussons pas des cris de singes, nous ricanons comme des boutonneux, puis repensons très rapidement au cul des filles, au coca, aux films violents qu'on n'a pas le droit d'aller voir seuls, aux dernières nouveautés en matière de jeu électronique. Discrets dans la raillerie, nous ne nous faisons pas sermonner par le corps enseignant. Nous ne pensons donc pas à mal, ni n'avons l'impression d'être d'ignobles dégueulasses colonialistes.

Pas encore. Question de temps.                                                A suivre.

* * *

 

Commentaires

C'est instructif : je me suis toujours dit que l'exercice autobiographique moderne était sans intérêt, étant donné qu'il n'est généré que par l'accès à la technologie.
Effectivement, avant internet le journal intime restait dans le tiroir de la table de chevet et il y a bien peu d'hommes sur cette terre dont la vie vaut d'être contée.
Cependant, en lisant tes jeunes aventures je m'aperçois d'une part que ça me parle directement par des similitudes frappantes et d'autre part que c'est très différent, le tout dans le même temps.
C'est bien logique car là où ton école est à la campagne la mienne était en banlieue parisienne ; seulement voilà : l'époque compte et j'ai le souvenir toujours vivace de ce cours de musique (6ème ? 5ème ?) pendant lequel la prof nous faisait chanter, à tous, ceci :

Le petit nég_rillo
Sur son grand radeau
Descendant à vau-l'eau
Le fleuve Congo
Aperçoit des reptiles
Et de gros crocodiles
Il se fait de la bile
Le petit nég_ro

En pleine Seine-Saint-Denis, au tout début des années 1980. Il n'y avait ici pas question de courage, de provocation ou d'inconscience : cette femme, que mes yeux d'enfant considéraient comme sexagénaire à cette époque (qui, en toute hypothèse, ne devait pas être née plus tard que 1940), menait son cours en toute innocence, sans égard aux différences que l'on commençait déjà à voir poindre car je n'avais pas tes chanceux 1% de diversité bien que nous restions largement majoritaires. En trouvant mes vieilles photos de classe sur des sites consacrés je m'aperçois qu'il s'agissait déjà d'un "temps béni" avec un maximum de 17% de "divers" par classe et encore, on tombe à 0% dans les terminales de sciences dures, anciennement C, D et E ; avec peut-être l'inévitable et unique "chinetoque matheux". Je me souviens d'ailleurs que s'ils étaient effectivement toujours dans les plus mauvais de la classe et que s'ils "taxaient" systématiquement des affaires aux autres (nous donc) en les rendant une fois sur deux, ils faisaient globalement profil bas et ne la ramenaient pas une fois tancés (en tous cas pendant quelques temps).
Le truc curieux c'est que les premiers que j'ai vus boire et fumer -je parle de l'âge de 11 ans !- étaient les portos... et le premier qui était "connu" pour avoir déjà baisé (à l'âge de 13 ans) était le seul gitan de la classe, ce que je n'avais aucun mal à croire.
Bon finalement je raconterai peut-être tout ça un jour en détail. Après tout avec l'accélération hallucinante du temps que nous vivons, ces souvenirs pourtant tellement proches sont déjà de l'ordre de la photo jaunie.

Écrit par : GAG | 05/10/2012

Moi je pense que ce qui rend ce genre de témoignages intéressants c'est qu'il s'y trouve déjà une sorte d'effet de légende : tu vois mon petit, lorsque l'Europe était blanche...

Écrit par : Arthur Lorn | 06/10/2012

"Tout le monde sirote un peu, ambiance crispée d'une assemblée de gamins très anxieux de montrer qu'ils s'amusent et qu'ils sont décontractés. "

Ahahahahahhaahaha

excellent et tellement vrai , l'adolescence de 80% des gens résumée en une phrase.

Écrit par : MEMORY ONE | 08/10/2012

Les commentaires sont fermés.