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23/03/2007

ANATOMIE D'UN ENFANT DE LA ZONE GRISE

Mode d'emploi 

 

Ces lignes constituent mon coming-out en tant que Naufragé Involontaire, mon premier acte de citoyen de la Zone Grise. Tout ce qui les suivra constituera le témoignage sans importance d’un Petit Blanc quelconque, assistant à la chute des restes de l’Occident, perdu quelque part entre impuissance et fascination. Nous avions déjà les traîtres qui s’en réjouissent, les acharnés qui refusent d’y croire et la majorité qui n’en a rien à battre, il fallait bien quelqu’un pour faire l’ingrat boulot de dresser notre acte de décès collectif. L'autopsie se fera chapitre par chapitre, plus ou moins aléatoirement.

 

Nous sommes tous des banlieusards

 

Ce qui fait le désespoir de la jeunesse à laquelle j’appartiens, c’est un statut intermédiaire qui paralyse plus que l’extrême richesse ou l’extrême pauvreté. Un cumul entre déclassement social, déracinement culturel et espoirs de ruptures qui risquent fort de ne jamais se produire de notre vivant.

 

Nous avons juste assez de fric pour ne pas crever de faim, pour payer un loyer, pour s’acquitter de ses assurances, pour s’offrir des cuites de temps à autres – mais pas assez pour échapper à la routine des jobs temporaires merdiques et pourtant trop pour vivre en parasites décontractés.

 

Nous sommes trop intégrés au corps social pour profiter des avantages de la marginalité, et trop bas dans l’échelle pour obtenir les privilèges de la Nouvelle Classe. Nous avons trop de casseroles aux pattes pour nous débarrasser complètement des entraves de la société de la consommation et du Spectacle, mais pas assez de possessions malgré tout pour se rapprocher de son élite.

 

Nous comptons quelques potes avec qui nous partageons parfois des choses essentielles, mais rarement de Camarades dignes de ce nom. Nous accumulons trop de rage autodestructrice pour participer joyeusement au carnaval ambiant et y faire des projets à long terme, mais pas assez pour mettre un terme à nos souffrances sous les roues d’un interurbain.

 

 

Amputations culturelles et douleurs fantômes

 

 

En fait, nous ne souffrons pas vraiment. Nous vivons en permanence avec une sourde douleur fantôme, un mal-être dont nous ne pouvons parler à personne, qui n’est légitime aux yeux de personne, qu’on ose à peine s’avouer à soi-même seul dans l’obscurité et le silence. C'est le lot naturel de tous ceux qui ressentent dans leur chair l'agonie d'une civilisation dont tout le monde se contrefout du sort, à commencer par ceux qui ignorent encore qu'ils disparaîtront avec elle. Sur la scène des martyrs, il n'y a pas de place pour nous autres Veilleurs et témoins, à moins d’aimer jouer les faire-valoir, les figurants. Le show qui nous entoure n’accorde de place qu’à l’hypersensibilité pathologique des Minorités Médiatiques, dont les états d’âmes instables sont constamment sous les projecteurs. Obligation pour chacun d’entre nous de nous y associer – une sorte d’attrition collective, une empathie sur commande, une compassion sous peine d’exclusion sociale. Nous avons le Droit de renflouer la misère du monde et le Devoir d’encaisser sa rancœur à notre égard, pour les crimes dont on charge nos ancêtres.

 

Tout cela n’est pas frontal, tyrannique, ouvert, ce qui permettrait une révolte franche. C’est au contraire sournois, lancinant, distillé, toujours à la limite de la légalité et du tolérable. Nous devenons borderline parce que nous subissons justement un traitement borderline, des choses qui rassemblées en un seul coup pourraient nous permettre enfin d’exploser, mais qui distribuées au compte-goutte ne font que drainer notre énergie vitale à simplement nous maintenir debout. Des racines mais pas de terre où les planter. Des domiciles fixes mais un style de vie nomade. De la précarité très ordinaire, banale, qui n’intéresse personne, qui semble presque indécente comparée aux vedettes de la Jet-Set victimaire.

 

 

Nés dans les poubelles de l'Histoire

 

 

Nous n’existons pas, ni culturellement, ni économiquement, ni médiatiquement, ni politiquement. Même nos dérives sont contenues, limitées, téléguidées par les ingénieurs de la décadence. Nous ne sommes qu’une fraction de la majorité silencieuse, quelques barques saoules au milieu du naufrage des classes moyennes, censées fermer leur gueule pour crime collectif de médiocrité, de vulgarité, d’ordinarité. C’est cette banalité irrémédiable qui nous rend inexistants aux yeux de nos propres maîtres à penser, des bergers autoproclamés de notre lamentable troupeau. A moitié vide ou à moitié plein, à quoi bon les branlettes philosophiques ? Il n’y a ni assez dans le verre pour que passe la soif, ni assez peu pour qu’elle nous achève. Nous ne menons que des demi-vies, comme une gangrène éternellement figée. Le plus humiliant ? C’est que nous ne représentons une menace que pour nous-même ; le marécage tiédasse et dévirilisant qui nous submerge est à l’abri encore pour longtemps de nos excès.

 

Les ingénieurs du chaos européen n'aiment pas les Enfants de la Zone Grise, ça tombe sous le sens. Ils éprouvent à leur égard un délicat cocktail de mépris, de dégoût, de haine génocidaire et d'inquiétude mal cernée. Mais ils n'ont a rien à en craindre dans l’immédiat. Le grand chambardement qu’ils désirent si violemment, pour lequel ils s’arracheraient les tripes à la cuillère en bois, les laissera s’éteindre sans leur laisser entrevoir ses premiers soubresauts. Voilà pourquoi les mesures prises à l’attention de cette génération mal née sont si tranquilles, si froides, si passagères. Mesurettes financières, toilettages constitutionnels, discours New Age vite archivés, vidéosurveillance à peine contestée.

 

Les plus allumés d'entre nous se limiteront à brûler des bagnoles, à monnayer de pauvres passerelles vers le Marché, à jongler devant les vitrines des multinationales haïes et invincibles, à invoquer les spectres d’un passé glorieux dont ils n’auront jamais le panache ni la vitalité. Les autres se consumeront lentement de l’intérieur, les plus solides moralement finissant tôt ou tard par se laisser récupérer, une fois leur rage juvénile intégralement flambée. A l’intérieur ou à l’extérieur du Système, c’est toujours la routine qui l’emporte. Les Révolutions deviennent des commissions d’enquête. Les Croisades avortées se décomposent en conseils de paroisse. Les communions intenses avec la Nature laissent la place aux promenades balisées dans des parcs sans vie. Ne demeure que la conviction navrante d’être hors-normes,  alors qu’on se retrouve à moisir sur le même rayonnage que les autres produits humains.

 

Et maintenant, on fait quoi ?

 

On ne donne pas de conseil qu'on ne s'est pas intégralement appliqué à soi-même auparavant.

On ne cherche à "convertir" personne, tout au plus peut-on s'autoriser à bousiller les croyances d'autrui.

On tâche de s'imposer une routine solide, qui ne dépende pas que du boulot.

On se prépare, aussi bien mentalement que physiquement, à quelques décennies déplaisantes.

On vole tout ce qu'on peut, pour faire des stocks de volonté, histoire de faire un kilomètre de plus.

On se contrefout de ce que pensent ceux qui prétendent nous vouloir du bien, surtout s'ils ont quelque chose à nous vendre ou du travail à nous déléguer.

On apprend, lentement, à faire la différence entre s'adapter, se soumettre et s'oublier.