28/09/2007
"PARFOIS, DANS NOTRE NUIT..."
Aujourd’hui, les fées viennent à domicile. A peine né, on est démarché. L’inondation de tout ce qui se vend a brisé les portes de nos maisons, et elle gronde et elle clapote tout autour de nous. Mais elle a remplacé le père, elle nous enseigne. Elle nous enseigne à sa manière.
Le père nous emmenait avec lui et il nous montrait chaque objet un par un, nous disait ce qu’il fallait en savoir et nous en rendait maître. La publicité montre, elle fait une vitrine, elle est une perpétuelle vitrine, elle transporte le grand magasin chez nous. Elle ne nous explique rien, elle ne nous rend maîtres de rien, mais elle dénombre et fait chatoyer. Elle a le geste du marchand et de la courtisane. Nous sommes entourés de courtisanes à notre berceau. Et par là, nous sentons d’abord notre impuissance et nous baignons dans le mensonge.
Nous ne sommes plus comme autrefois les maîtres des objets que nous savions faire de nos mains, la courtisane nous raconte ce qu’elle veut, nous savons seulement que nous payons : et nous avons en échange des milliers d’objets étranges, toujours merveilleux au sens de la fable, c'est-à-dire étrangers à nous et produisant des miracles.
Et nous avons besoin de ces objets : la publicité est là pour cela, elle crée des besoins en nous. Nous nous empoisonnons de cet alcool, nous vivons de cette drogue et nous ne pouvons plus nous en passer. Nous ne savons plus faire du feu avec des pierres, cuire notre pain, nous nourrir des bêtes que nous avons tuées, bâtir notre cabane avec les arbres de la forêt. Nous ne savons plus rien sur ce qui fit la puissance de l’homme sur les choses et aussi sa liberté. Notre passion du camping est une protestation de l’espèce, c’est l’homme qui se réveille. Car le monde moderne fait de nous des drogués et des esclaves. Il nous fait dépendre.
Nous dépendons, par nos besoins aussi bien que par notre impuissance, de toute cette énorme machine qui nous écrase et qui nous abrutit en même temps de ses délices. Une paille dans l’acier de cette mécanique et des centaines de milliers d’hommes n’ont plus ni pain ni eau. La collectivité des hommes est engluée comme une pâte et nul ne peut faire un mouvement. La machine à vendre brasse cette pâte dans un pétrin colossal.
Le blé baisse à Winnipeg, cela veut dire que votre récolte ne se vendra pas bien. Le cuivre monte à Pretoria, cela veut dire que vos avoines vous reviendront plus cher. L’empire de l’argent nous ligote de mille liens invisibles et mille correspondances imperceptibles. Et cette pâte humaine toute engluée n’a plus que des mouvements instinctifs et désordonnés de convoitise. (...)
Nous ne sommes plus maîtres de nos goûts, nous ne sommes plus maîtres de nos vies. Des centaines de milliers d’hommes ont la même salle à manger affreuse, le même poste de T.S.F. abrutissant, les mêmes passe-temps monotones, les mêmes vices médiocres, les mêmes envies aigres, les mêmes rêves préfabriqués, le même esclavage. On leur a volé leur âme et ils ne le savent pas. On les a travaillés comme une terre, à leur insu, on les a bien labourés et ils rapportent. Ils figurent en bonne place sur les statistiques de consommation. Mais pour cela, pour qu’ils deviennent des clients réguliers, fidèles, de bons et sûrs éléments de la statistique commerciale, naturellement il a fallu les « fabriquer » un petit peu.
Le but de la publicité et l’essence des régimes modernes est un perpétuel modelage de l’âme. Nous sommes dans un état de rééducation constante. Cet affreux mot de « civilisation » désigne cette chirurgie esthétique qu’on accomplit patiemment, inlassablement sur nos cervelles. On fait de nous des « civils » exactement comme à la caserne on fait des militaires. le métier de civil comporte lui aussi, sans que nous nous en doutions, la capote boutonnée à droite ou à gauche, la jugulaire et les godillots. Nous portons tous l’uniforme de civilisés.
Le nombre de sottises, de vices, de préjugés, de mensonges que nous avons dans notre paquetage dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Ce qui est triste, c’est que nous en sommes fiers. Ployant sous ce fumier, nous avançons avec la fierté d’un âne chargé de reliques. Nous crevons sous un gigantesque bât de verroteries. Nos âmes rendent une sorte de son fêlé, elles exhalent une voix étrange, mal posée, inquiétante, comme celle de ces infirmes qu’on regarde avec gêne. Mais nous ne l’entendons pas.
Par moments, dans notre nuit, il y a un craquement de lumière. Nous apercevons un court instant l’âcre fumée de ce tas d’immondices sur lequel nous vivons sans nous lamenter. Tu criais, vieux Job ! Nous, nous dormons sur notre fumier. Et nous y attendons paisiblement la mort. Et nous croyons avoir vécu !
Bardèche, Les temps modernes, 1956
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