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11/10/2009

MERCENAIRE

Notre vie n’est pas toute dans ce que j’ai écrit (il y a des choses que le moins honteux ne peut répéter de sang-froid) ; mais ce que j’ai écrit fut dans notre vie, fait de notre vie. Plaise à Dieu que les hommes ayant lu cette histoire n’aillent pas, par amour de l’étrange et de son flamboiement, prostituer au service d’une autre race leurs talents et leur être même.

L’homme qui accepte d’être possédé par des étrangers mène la pire vie d’esclave parce qu’il a vendu son âme à une brute. Lui-même n’est pas l’un de ces étrangers. Il peut donc s’opposer à eux, croire à sa mission, tordre et forger cette matière humaine, lui donner une forme qu’elle n’eût jamais prise seule : dans ce cas il se sert des forces de son propre milieu naturel pour faire sortir du leur ces étrangers. Ou bien il peut, comme je l’ai fait, les imiter si bien qu’à leur tour ils l’imitent. L’homme qui agit ainsi abandonne son propre milieu : il prétend à celui d’autrui ; et les prétentions sont vaines. Mais ni dans un cas ni dans un autre il ne fait quelque chose de lui-même ; il ne crée pas non plus une œuvre assez nette pour être sienne (sans souci de conversion), laissant l’étranger agir ou réagir à son gré devant cet exemple silencieux.

Dans mon cas particulier, un effort, prolongé pendant des années, pour vivre dans le costume des Arabes et me plier à leur moule mental m’a dépouillé de ma personnalité anglaise : j’ai pu ainsi considérer l’Occident et ses conventions avec des yeux neufs – en fait, cesser d’y croire. Mais comment se faire une peau d’Arabe ? Ce fut, de ma part, affectation pure. Il est aisé de faire perdre sa foi à un homme, mais il est difficile, ensuite, de le convertir à une autre. Ayant dépouillé une forme sans en acquérir de nouvelle, j’étais devenu semblable au légendaire cercueil de Mohammed. Le résultat devait être un sentiment d’intense solitude accompagné de mépris non pour les autres, mais pour tout ce qu’ils font.

Epuisé par un effort physique et un isolement également prolongés, un homme a connu ce détachement suprême. Pendant que son corps avançait comme une machine, son esprit raisonnable l’abandonnait pour jeter sur lui un regard critique en demandant le but et la raison d’un tel fatras. Parfois même ces personnages engageaient une conversation dans le vide : la folie, alors, était proche. Elle est proche, je crois, de tout homme qui peut voir simultanément l’univers à travers les voiles de deux coutumes, de deux éducations, de deux milieux.

T.T. Lawrence, Les sept piliers de la sagesse, p. 42-43

Commentaires

"Notre vie n’est pas toute dans ce que j’ai écrit (il y a des choses que le moins honteux ne peut répéter de sang-froid)"

T.E. Lawrence n'était pas F. Mitterrand, de là l'intérêt de son livre. Avec quelle pudeur il décrit son viol par les Ottomans à Deraa :

"Je me sentais très malade comme si, cette nuit à Deraa, une partie de moi-même était morte, me laissant estropié à vie, imparfait, réduit à une moitié de moi-même. Cela ne pouvait pas être une souillure pour celui qui, comme moi, tient le corps en aussi peu d'estime."

Écrit par : Sébastien | 13/10/2009

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