25/03/2007
LA BELLE PENSEE PROFONDE DU DIMANCHE
[ In my experience, one of the secrets to being happy (and, I suspect, successful) in life is to never ever take yourself seriously. Otherwise you'll end up in some crappy metal band with a name like Six Inches of Bleeding Broken Death In Summer's Agony of Strife or something. You might even be the bassist.]
J. Jaques, (http://www.questionablecontent.net)
17:10 Publié dans De quoi j'me merde ? | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Faut être motivé pour faire bassiste, Dèche-Metal, les gens sérieux sentent le moisi
23/03/2007
PANIQUE CHEZ LES JEUNES RENTIERS DES "TRENTE GLORIEUSES"
Un nouveau lieu-commun (je dis nouveau, c’est relatif : pour ma part, ça ne fait pas longtemps que je le lis et l’entends ici et là) s’est bien répandu parmi l’opinion publique, repris tant par les sociologues agréés que par le vulgaire. Il est le plus souvent résumé en une proposition simple, qui veut que :
ma génération soit la première – depuis quand ? mystère – à ne pas pouvoir espérer vivre mieux que la précédente.
Grand-papa s’en sortait plus ou moins, Papa déjà mieux, Fiston-Fifille s’attendaient donc à poursuivre la courbe ascendante. Une bien belle érection économique, un nouvel étage à l’horizon dans la course rectiligne de notre vieil ami l’Ascenseur Social. Et puis paf ! La turgescence dégonfle. Voilà qu’il faut se faire à l’idée au mieux de stagner, au pire de régresser. Il paraît que ça traumatise, que ça angoisse quant à l’avenir, que ça pioche méchamment dans le moral des troupes.
On peut se demander qui ça inquiète vraiment.
Les prêtres de la Croissance éternelle, du Développement Durable, c’est sûr que ça doit leur générer quelques sueurs poisseuses. La presse s’en fait tout naturellement l’écho, puisqu’une bonne partie de son activité consiste à entretenir la boulimie morbide du consommateur. Mais dans la tête de Monsieur Moyen ? Y a-t-il une telle panique ? C’est à voir.
Junior flippe pour son supplément de dessert....
Moyen Junior, ça le défrise, bien sûr. Il a eu le temps d’étudier le parcours du paternel et de ses contemporains. A 20 ans, Moyen Père ne savait pas plus que lui ce qu’il allait bien pouvoir foutre de sa vie. Sauf que ça lui était impérialement égal. Il pouvait se payer le luxe démentiel de ne pas s’en inquiéter : la finance manquait de bras, les multinationales enflaient comme des goitres, vendre du néant et faire du fric avec du vent devenait soudain très présentable, de même qu’avoir des dettes à ne plus savoir compter sur ses doigts. Il pouvait faire une formation de fleuriste et se faire embaucher dans une banque sans encombres. Le chômage ? Il savait que ça existait, mais on lui avait appris à classer ça dans la catégorie des cirrhoses et des maladies vénériennes : ces choses qui vous arrivent quand vous menez une vie de bâton de chaise. Les gens bien comme il faut, n’est-ce pas, ils sont à l’abri de ces petites misères.
Et puis surtout, Moyen Père avait eu le culot extrême de foutre un merdier épouvantable en 68, de lancer des pavés pleins de crachats dans la soupe qu’il allait touiller comme un seul homme un quart de siècle plus tard. Le dernier pavé à peine lancé, il savait déjà que ce serait bientôt les liasses de mille qui se mettraient à pleuvoir. Une jeunesse irresponsable, hystérique, réfractaire jusqu’à l’absurde, n’avait pas reçu ses factures naturelles : désocialisation, sous-jobs, accoutumances plus ou moins destructrices.
Plus d’une décennie à faire du hors-piste avant de passer le dernier obstacle et de gagner la course, sans se prendre un sapin, ni une crevasse, ni une avalanche sur le coin de la gueule. L’argent du beurre et la laitière en string dans une baignoire de crème.
Il ne faut pas forcément chercher plus loin le côté mécaniquement contestataire des enfants de Mai 68 : le bastringue de Papa a créé une véritable jurisprudence en matière de « droit à la révolte », qu’on peut invoquer et user même quand on n’a à combattre que des ennemis virtuels sur Second Life. Désormais, tout ce qui est jeune est considéré automatiquement « de gauche », à commencer par les porte-parole de la jeunesse elle-même.
Voici donc Moyen Junior qui sort de l’adolescence avec devant lui un vrai circuit de grand huit : à la fois agité et confortable, délicieusement effrayant et sans danger. Il saute dans le wagonnet, avec en tête les photos de l’époque où son vieux avait fait de même. Il va s’en mettre jusqu’aux yeux. Il anticipe déjà les virages, les pirouettes, l’estomac qui tressaute, la gravité déglinguée, et la belle trinité goinfrée/biture/partouze qu’il va s’offrir quand ce défoulement sera fini. Mais au premier looping, on l’informe que les ceintures de sécurité sont en mousse et que le pilote est en vacances. Du coup le voyage lui paraît de suite moins émoustillant. Tu penses ! Pas de garantie d’arriver en un seul morceau, voire un risque réel d’y laisser des molaires et du cartilage.
... et son père angoisse pour ses couches antifuite
Moyen Père, à quoi pense-t-il ? On ne lui demande pas vraiment son avis, à lui. Son moral n’est pas plus rose. A force de ne rien lui refuser – c’est fasciste et ça bousille son épanouillissement personnel - son gamin lui aura coûté cher en jouets, en fringues de marque, en sorties, en études. Tant d’investissement pour une carrière chaotique de caissière, de pompiste ou de vendeur d’assurances par téléphone ? Ça fait quand même mal au sac ! Et puis il y a aussi un peu de calcul intéressé dans ses inquiétudes. Il sait que sa retraite risque d’avoir la même couleur que la routine professionnelle de sa progéniture, et vivre son grand âge à manger du riz sur un mobilier de récup’ ne l’enchante pas vraiment. La Bohème d’accord, mais sans la souplesse bourgeoise ? Moche, après une vie à mieux connaître les humeurs de son patron que le quotidien de sa famille. Si Junior ne se trouve pas « une belle situation », sur qui il pourra compter pour une maison de retraite qui ne soit pas parfumée à la pisse ?
De plus, comme disent les Angliches, on n’apprend pas de nouveaux tours à un vieux chien. Moyen Père a été éduqué dans le culte de la réussite, de l’effort récompensé, du mérite. Il ne va pas toujours jusqu’à accuser de flemme congénitale les chômeurs et les travailleurs pauvres. Mais il a une peine exceptionnelle à imaginer qu’une « mauvaise passe » puisse se prolonger et que Junior puisse retomber sur la tête plutôt que sur ses pattes. Tout doit finir par s’arranger et si la dèche persiste, c’est que Junior n’y met pas assez d’huile de coude. Après tout, il vit dans le système qui lui a permis, à lui, de s’en sortir relativement bien à condition de se sortir les pouces du cul.
Et puis, est-ce qu’on ne répète pas, aux infos, que la croissance reprend, que les investisseurs ont confiance, que les consommateurs sont assez rassurés pour s’endetter en jantes alu et en vacances all-inclusive ? Moyen Père mourra sans comprendre que les conditions de son bien-être ont entraîné structurellement la situation merdique de ses enfants, alors qu’elles étaient censées les protéger du besoin.
L'Histoire n'a pas de "sens"
Angoisses du père ou appréhensions du fils, qu’importe finalement. Toutes ont leur origine dans une même mythologie mongolienne.
Croire qu’on aura fatalement plus de fric et d’opportunités que nos parents, c’est faire un pari parfaitement imbécile sur l’avenir. C’est croire, en vrac, que l’Histoire a une direction, que la vie a un sens, que notre système économique et politique est une machine à produire toujours plus de richesses sans à-coups ni variations dans le flux de cash et de gadgets. La social-démocratie, réinventrice perpétuelle de la même eau tiède à disposition des masses, chacun son sachet individuel désinfecté et 10% généreusement offerts. Mais ni l’Histoire ni la vie n’ont aucun « sens », aucune direction obligatoire. C’est justement ça qui, depuis quelques millénaires, a fait le succès des idéologues, des prophètes et des vendeurs d’assurance : l’humain est une bestiole qui a un besoin atroce de certitude, dans un monde qui n’a que du brouillard et du doute à lui offrir. Putain de marché porteur !
Mentalité d’assistés, d’esclaves de la routine, de poulets en batterie, d’accords pour se faire découper le gésier à condition qu’il soit régulièrement farci avec exactement les mêmes rations tous les jours. Il y a quelque chose d’infantile dans cette frustration ridicule face à un avenir moins rose que prévu. Et si cette désillusion n’était qu’un simple passage à l’âge adulte, celui où accepte l’éventualité que tout n’ira pas comme on l’a prévu, et qu’il va falloir raquer pour se maintenir à flot ?
17:50 Publié dans Marées Noires | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Jeunes rentiers, espoirs déçus, Monsieur Moyen, contestation bidon, mentalité d'assisté
LES DELICES DE LA VIE EN BOÎTE
Etre citoyen de la Zone Grise , c’est mener une vie qui ne ressemble à rien. Une vie en boîte, soluble dans la flotte la plus dégueulasse, un triste compte à rebours qui ne dure même pas le temps de parvenir à la retraite, cette sagesse du pauvre, ce repos de l'esclave consumériste. Une trajectoire humaine où tout est balisé d’avance, même la révolte, même les pires excès. L’autodestruction elle-même est programmée pour être recyclable bien avant qu’on y songe comme à un exutoire acceptable. Dans notre Matrice, les piles humaines ne roupillent même pas : elles se contentent de leur sort, les yeux grands ouvert sur le vide.
Vous pensez y échapper ? Un bon taff ? Une belle baraque ? Une grosse bagnole ? Une pouffiasse que toute la piste de danse vous envie ? Un taux d'intérêt relativement supportable ? Un train-train moëlleux entre potes de bureaux, progéniture quelconque et voisins supportables ? Vous êtes en plein dedans. La marginalité librement choisie ? La crasse des squats qui fleure meilleure à vos narines que le n°5 ? Jongler avec les canettes, les pavés et les déjections canines, sous l'oeil humide des bigots laïcs payés pour vous lustrer la béquille ? Pareil : vous y pataugez jusqu'aux yeux. La haine cosmique de ces deux options, la Résistance fièrement revendiquée, le tract et le slogan en perpétuelle érection ? Kif-kif. Pas plus universel, pas moins discriminant que l’impérialisme de la Grisaille. Elle sature l’air et brouille l’eau courante, il faut s’appeler Theodore Kaczynski pour espérer y échapper quelques années.
S'élever là-contre ? Un signe de faiblesse, un symptôme de sida social, contracté auprès de malades, d'inadaptés, de sociopathes. La manifestation la plus claire d'immaturité, d'absence de véritable virilité, la colonne vertébrale qui se liquéfie sous vous et qui révèle au monde le gosse que vous n'avez jamais cessé d'être. Voilà ce que suscite chez le commun de nos prétendus semblables la manifestation de tout idéal de changement de cette humiliante situation. Se résoudre à la vie en boîte, à la voie de garage, à la fermeture du tiroir de la morgue qui vous est attribué avant votre naissance, voilà la dernière noblesse que ce monde vous octroie et vous reconnaît. Ne pas vouloir s'y plier, c'est assimilé au refus d'accepter le cycle des saisons ou le besoin de manger pour rester vivant.
Le non-choix qu'il nous reste
Pour nous autres barjots irrécupérables, il ne s'agit pas de refuser la part d'efforts, de souffrances, de sacrifices et de désillusion qui nous incombe. Il s'agit de laisser sortir de nous cette haine instinctive de la médiocrité, de la grisaille, de la boue qu'on ne peut pas se résoudre à avaler du simple fait que les experts agréés l'appellent « chocolat froid ». Nos anciens n'ont pas eu la vie facile, eux non plus. Et ce n'est pas la vie facile que nous demandons. Bien au contraire. C'est la mort de tout défi, de toute possibilité de conquête, de toute folie assumée jusque dans ses plus extrêmes conséquences, que nous pleurons, en camouflant notre chagrin sous la rage et les secousses du dégoût.
La limite que peut se poser l'homme moderne, celle qu'il doit s'efforcer de dépasser, celle contre laquelle on attend qu'il lutte jusqu'au moment de la retraite (1), cette limite, c'est celle qui établit la frontière entre ce que nous pouvons encaisser et ce que nous ne pouvons plus supporter en matière de renoncement, d'humiliation, de contrition, de reniement de nous-mêmes, d'avortement de nos propres rêves, de rationalisation cynique de nos besoins les plus irrationnels, de prostitution qu'un animal ne pourrait pas commettre même pour sauver sa vie. Tel est le seul extrême qui nous est concédé dans un océan de médiocrité tiédasse, soporifique, décourageante, avachissante.
Nous ne renâclons pas devant l'effort. Nous nous révoltons face à la promesse d'un monde plus chiant, plus mort, plus vieux, plus gris, plus désespérant, comme seule récompense de ces efforts librement consentis.
Nous n'avons pas peur de la souffrance, mais de l'inutilité absolue et ridicule de la douleur que nous acceptons de porter en nous. Nous n'avons pas peur du sacrifice, mais du grotesque qui entache tout sacrifice réalisé en vain, pour ne pas même réussir à échapper à un sort qu'on nous promet à tous pareil, quels que soient nos luttes pour y échapper.
Nous n'avons pas peur de la mort, si tant est qu’on puisse l’imaginer avant d’y être confronté ; nous sommes terrorisés par la lente et atroce agonie dans un emballage aseptisé, dans un cercueil multifonction, dans un dévaloir où passeront après nous des générations entières dont on ne retiendra peut-être que leur aptitude à « faire le chiffre » à la fin du mois.
Rien à vaincre, donc vaincu
Ce n'est pas même une grandeur illusoire que nous demandons, mais simplement l'occasion de mesurer notre taille à l'aune de la civilisation, l'occasion de pouvoir nous battre avec nous-même, avec ce qu'il y a de meilleur et de plus vivant en nous-mêmes, et non pas contre nos instincts les plus bas, les plus dégoûtants, les plus abjectement vulgaires. Nous demandons l'occasion de ne pas laisser pour seule trace une ligne sur un tableau de statistiques. Autant disparaître dans une flamme qui ne laissera aucune trace tangible une fois le bruit étouffé et la fumée dissipée.
La médiocrité en soi ? Pas un problème. La plupart d'entre nous naissent moyen, dans des familles avec des problèmes ordinaires, suivent un parcours classique, font des études normales, se trouvent des jobs plan-plan, ont des copines sans rien d'exceptionnel, se cuitent simplement de loin en loin. A quoi bon se révolter contre la médiocrité si elle est inscrite dans nos gènes et dans notre environnement social ? On peut être con et heureux, là n'est pas le problème.
Le problème réside dans un modèle de société qui nous condamne tous à être plus cons que nous ne le sommes à la base. Qui nous mène au hangar à minables quelles que soient nos aptitudes originelles. Qui nous transforme en bétail même si nous sommes nés prédateurs. Et qui se paie en plus le luxe et l'obscénité suprêmes d'ériger en modèle universel cette ingénierie de la médiocrité, du peut-mieux-faire. Comme si l'eau plate devait obligatoirement avoir un goût de merde. Comme si la simplicité était devenu un synonyme de dégueulasserie supportable.
(1) Joli mot, ça, « Retraite » ; encore un terme militaire qu'on a banalisé, reconnaissant implicitement le monde du travail comme une guerre totale de tous contre tous pour obtenir le droit à la même portion prédigérée de faux bonheur et de mauvais sommeil
17:25 Publié dans Marées Noires | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : citoyenneté au rabais, résistance au nouvel ordre, theodore kaczynski, règne des experts
ANATOMIE D'UN ENFANT DE LA ZONE GRISE
Mode d'emploi
Ces lignes constituent mon coming-out en tant que Naufragé Involontaire, mon premier acte de citoyen de la Zone Grise. Tout ce qui les suivra constituera le témoignage sans importance d’un Petit Blanc quelconque, assistant à la chute des restes de l’Occident, perdu quelque part entre impuissance et fascination. Nous avions déjà les traîtres qui s’en réjouissent, les acharnés qui refusent d’y croire et la majorité qui n’en a rien à battre, il fallait bien quelqu’un pour faire l’ingrat boulot de dresser notre acte de décès collectif. L'autopsie se fera chapitre par chapitre, plus ou moins aléatoirement.
Nous sommes tous des banlieusards
Ce qui fait le désespoir de la jeunesse à laquelle j’appartiens, c’est un statut intermédiaire qui paralyse plus que l’extrême richesse ou l’extrême pauvreté. Un cumul entre déclassement social, déracinement culturel et espoirs de ruptures qui risquent fort de ne jamais se produire de notre vivant.
Nous avons juste assez de fric pour ne pas crever de faim, pour payer un loyer, pour s’acquitter de ses assurances, pour s’offrir des cuites de temps à autres – mais pas assez pour échapper à la routine des jobs temporaires merdiques et pourtant trop pour vivre en parasites décontractés.
Nous sommes trop intégrés au corps social pour profiter des avantages de la marginalité, et trop bas dans l’échelle pour obtenir les privilèges de la Nouvelle Classe. Nous avons trop de casseroles aux pattes pour nous débarrasser complètement des entraves de la société de la consommation et du Spectacle, mais pas assez de possessions malgré tout pour se rapprocher de son élite.
Nous comptons quelques potes avec qui nous partageons parfois des choses essentielles, mais rarement de Camarades dignes de ce nom. Nous accumulons trop de rage autodestructrice pour participer joyeusement au carnaval ambiant et y faire des projets à long terme, mais pas assez pour mettre un terme à nos souffrances sous les roues d’un interurbain.
Amputations culturelles et douleurs fantômes
En fait, nous ne souffrons pas vraiment. Nous vivons en permanence avec une sourde douleur fantôme, un mal-être dont nous ne pouvons parler à personne, qui n’est légitime aux yeux de personne, qu’on ose à peine s’avouer à soi-même seul dans l’obscurité et le silence. C'est le lot naturel de tous ceux qui ressentent dans leur chair l'agonie d'une civilisation dont tout le monde se contrefout du sort, à commencer par ceux qui ignorent encore qu'ils disparaîtront avec elle. Sur la scène des martyrs, il n'y a pas de place pour nous autres Veilleurs et témoins, à moins d’aimer jouer les faire-valoir, les figurants. Le show qui nous entoure n’accorde de place qu’à l’hypersensibilité pathologique des Minorités Médiatiques, dont les états d’âmes instables sont constamment sous les projecteurs. Obligation pour chacun d’entre nous de nous y associer – une sorte d’attrition collective, une empathie sur commande, une compassion sous peine d’exclusion sociale. Nous avons le Droit de renflouer la misère du monde et le Devoir d’encaisser sa rancœur à notre égard, pour les crimes dont on charge nos ancêtres.
Tout cela n’est pas frontal, tyrannique, ouvert, ce qui permettrait une révolte franche. C’est au contraire sournois, lancinant, distillé, toujours à la limite de la légalité et du tolérable. Nous devenons borderline parce que nous subissons justement un traitement borderline, des choses qui rassemblées en un seul coup pourraient nous permettre enfin d’exploser, mais qui distribuées au compte-goutte ne font que drainer notre énergie vitale à simplement nous maintenir debout. Des racines mais pas de terre où les planter. Des domiciles fixes mais un style de vie nomade. De la précarité très ordinaire, banale, qui n’intéresse personne, qui semble presque indécente comparée aux vedettes de la Jet-Set victimaire.
Nés dans les poubelles de l'Histoire
Nous n’existons pas, ni culturellement, ni économiquement, ni médiatiquement, ni politiquement. Même nos dérives sont contenues, limitées, téléguidées par les ingénieurs de la décadence. Nous ne sommes qu’une fraction de la majorité silencieuse, quelques barques saoules au milieu du naufrage des classes moyennes, censées fermer leur gueule pour crime collectif de médiocrité, de vulgarité, d’ordinarité. C’est cette banalité irrémédiable qui nous rend inexistants aux yeux de nos propres maîtres à penser, des bergers autoproclamés de notre lamentable troupeau. A moitié vide ou à moitié plein, à quoi bon les branlettes philosophiques ? Il n’y a ni assez dans le verre pour que passe la soif, ni assez peu pour qu’elle nous achève. Nous ne menons que des demi-vies, comme une gangrène éternellement figée. Le plus humiliant ? C’est que nous ne représentons une menace que pour nous-même ; le marécage tiédasse et dévirilisant qui nous submerge est à l’abri encore pour longtemps de nos excès.
Les ingénieurs du chaos européen n'aiment pas les Enfants de la Zone Grise, ça tombe sous le sens. Ils éprouvent à leur égard un délicat cocktail de mépris, de dégoût, de haine génocidaire et d'inquiétude mal cernée. Mais ils n'ont a rien à en craindre dans l’immédiat. Le grand chambardement qu’ils désirent si violemment, pour lequel ils s’arracheraient les tripes à la cuillère en bois, les laissera s’éteindre sans leur laisser entrevoir ses premiers soubresauts. Voilà pourquoi les mesures prises à l’attention de cette génération mal née sont si tranquilles, si froides, si passagères. Mesurettes financières, toilettages constitutionnels, discours New Age vite archivés, vidéosurveillance à peine contestée.
Les plus allumés d'entre nous se limiteront à brûler des bagnoles, à monnayer de pauvres passerelles vers le Marché, à jongler devant les vitrines des multinationales haïes et invincibles, à invoquer les spectres d’un passé glorieux dont ils n’auront jamais le panache ni la vitalité. Les autres se consumeront lentement de l’intérieur, les plus solides moralement finissant tôt ou tard par se laisser récupérer, une fois leur rage juvénile intégralement flambée. A l’intérieur ou à l’extérieur du Système, c’est toujours la routine qui l’emporte. Les Révolutions deviennent des commissions d’enquête. Les Croisades avortées se décomposent en conseils de paroisse. Les communions intenses avec la Nature laissent la place aux promenades balisées dans des parcs sans vie. Ne demeure que la conviction navrante d’être hors-normes, alors qu’on se retrouve à moisir sur le même rayonnage que les autres produits humains.
Et maintenant, on fait quoi ?
On ne donne pas de conseil qu'on ne s'est pas intégralement appliqué à soi-même auparavant.
On ne cherche à "convertir" personne, tout au plus peut-on s'autoriser à bousiller les croyances d'autrui.
On tâche de s'imposer une routine solide, qui ne dépende pas que du boulot.
On se prépare, aussi bien mentalement que physiquement, à quelques décennies déplaisantes.
On vole tout ce qu'on peut, pour faire des stocks de volonté, histoire de faire un kilomètre de plus.
On se contrefout de ce que pensent ceux qui prétendent nous vouloir du bien, surtout s'ils ont quelque chose à nous vendre ou du travail à nous déléguer.
On apprend, lentement, à faire la différence entre s'adapter, se soumettre et s'oublier.
16:35 Publié dans La Zone Grise | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Banlieue Européenne, décadence, désespoir, déracinement culturel, Nouvelle Classe, poubelles de l'Histoire, Croisades avortées